16 poèmes écrits pour être dits. Des contes, oui. Des petits films, si on veut. Un carnet de voyeur, si on pousse. 16 mondes frontaliers où habitent, entres autres personnages blessés, mais incandescents : Lise et Robert, Marie, Sabrina et sa mère crocodile, Drew Barrymore, Goyer, Maureen, le Clown, l’Efficace et le Fatigué, le Gars du 16e… Des minirécits qui révèlent des arias qui empêchent la Vie, ce qui se fracasse en un rien de temps, la vitesse de la lumière entre la surface et les ténèbres. Un intime cérémonial de détails qui tuent, de musique qui invite à la mue et d’éclairages qui jouent aux maîtres des lieux. Un spectacle où l’humour, le romantisme et la liberté essaient de faire de l’ombre entre deux aveuglants reflux de colère.
Scénographie Jonas Bouchard
Lumières
Etienne Boucher
Costumes et accessoires Elen Ewing
Régie et direction technique Jeanne Fortin-L.
Oeil extérieur Olivier Choinière
du mardi 19 h
du mercredi au samedi à 20 h
Rencontre avec l’équipe
à l’issue de la représentation du 24 mars
une création de La Tourbière
par Geneviève Germain
Tel que souligné dans l’entrevue de mon collègue Olivier Dumas (voir « Une posture face à l’espoir »), la pièce Tungstène de bile cherche à « transposer le banal en un matériau épique ». En fait, on ne peut pas tout à fait parler de pièce ici : il s’agit plutôt de la mise en scène de 16 poèmes extraits du recueil du même nom (paru en 2013), aboutissant à une suite de mini-récits qui réussissent à magnifier l’ordinaire des expériences quotidiennes. L’auteur J-F Nadeau, également acteur, scénariste, improvisateur à la LNI depuis plus d’une décennie et Zapartiste, donne vie à ses poèmes avec la complicité de l’assembleur sonore Stéfan Boucher, lequel assure non seulement la conception, mais aussi l’interprétation musicale, l’écriture des textes des chansons et la mise en scène. D’ailleurs, dès le début du spectacle on nous souhaite la bienvenue à cette soirée de « poésie parlée ultramusicale ».
Le duo de créateurs offre avec Tungstène de bile une œuvre résolument hors-norme. La salle adopte des airs de cabaret avec un service de bar et des tables bistrot où trônent de fausses chandelles en plastique. La scène est triangulaire et occupe un espace modeste d’un des coins de la salle, tout en affichant un décor gris aux coulisses de salissures visibles sur les murs. L’attirail techno-musico-sonore de Stéfan Boucher est omniprésent et attire notre attention avec son écran-moniteur, ses filages et ses instruments électroniques.
La présentation n’est ni tout à fait poétique, ni tout à fait musicale, ni tout à fait continue : elle offre plutôt plusieurs tableaux animés où les deux performeurs font preuve d’une grande connivence en aménageant des ambiances propres à chaque histoire. D’ailleurs, au-delà de la cadence des paroles qui sont parfois simplement dites, parfois rythmées ou parfois chantées, la mise en scène module l’univers des récits en modifiant autant les éléments visuels que les éléments sonores, sans oublier d’interpeller également l’odorat grâce à une bombonne de Lysol (!). L’éclairage varie du sombre aux néons trop forts, l’ambiance sonore régie devant nos yeux nous transporte de la chanson pop accélérée aux bruits d’ambiance, les acteurs/performeurs nous surprennent par de nouvelles entrées de scène, par des trappes, portes ou ouvertures, et utilisent des accessoires inusités qui viennent meubler cette poésie parlée. Un rouleau de tape peut venir ajouter aux sons ambiants, tout comme un plancher fumant peut appuyer les frustrations exprimées et un jeu de cartes lancé dans les airs peut donner le coup d’envoi à un nouveau poème. L’originalité est assurément au rendez-vous tant en ce qui a trait aux transitions comme aux récits présentés.
Le matériau brut à la base de la production est bien servi par la mise en scène, car les poèmes n’ont rien de conventionnel non plus : ils intègrent des mots en anglais, ne riment pas et font place à des descriptions inusitées tout en utilisant des mots simples. Qu’on devienne « fucked up à s’en lécher les doigts », que Sabrina du haut de ses 10 ans ait une « bedaine de crème glacée », que l’on retrouve des « pelures de pneus » sur la 20 ou que l’on soit « l’homme le plus heureux du coin… de la cuisine », la plume de J-F Nadeau arrive à évoquer des images fortes avec des détails qui dits autrement nous sembleraient anodins.
D’une histoire d’amour après plus de quinze ans d’attente qui mène à un simple « toast de Cinzano » à l’overdose d’une adolescente dans le sous-sol de ses parents, les poèmes de J-F Nadeau réussissent à dépeindre autant de mondes ordinaires avec une vision crue et pourtant empreinte d’une évidente tendresse. La mise en scène permet à l’univers unique de l’auteur de prendre forme de façon ludique, mais solidement ficelée. Face aux applaudissements nourris à la fin de la représentation, le duo de performeurs a offert un rappel, autre preuve d’une présentation théâtrale hors-norme qui a su charmer son public.