Elles sont cinq. Elles ragent. Il y a la fille qui encaisse, qui vend des bas de nylon à partir de 6 h 30 du matin dans le sous-terrain du métro Bonaventure. Il y a la fille qui agresse, qui a eu le culot de partir sa propre PME dans un contexte économique difficile. Il y a la fille qui adule, qui est une fan inconditionnelle d’Isabelle Boulay. Il y a la fille qui intègre, qui travaille dans un CPE et qui s’efforce de prendre soin de la jeunesse du Québec de maintenant. Puis il y a la fille qui aime, qui est travailleuse autonome, qui écrit et qui dilapide beaucoup d’amour et en dirige si peu envers sa petite personne. Que des filles avec de la drive et beaucoup (trop) d’ambition. Que des filles qui s’expriment par instinct de survie.
Assistance à la mise en scène Olivier Gaudet-Savard
Scénographie Pierre-Étienne Locas
Costumes Marc Senécal
Éclairages Erwann Bernard
Conception sonore Larsen Lupin
Conception vidéo Ulysse del Drago
Coiffures et maquillages Sylvie Rolland-Provost
Durée 1h55
Sera aussi présenté à Québec, à La Bordée, du 10 janvier au 4 février 2017
Une production du CTD'A
Dates antérieures (entre autres)
Du 14 avril au 16 mai 2015 (T. d'Auj.)
critique publiée en 2015
Elles sont cinq à venir prendre la parole tour à tour, à nous parler sans s’arrêter, même pour reprendre leur souffle, portées par un instinct de survie qui les pousse à s’exprimer sous peine de craquer complètement. Leurs mots doivent sortir pour exposer des frustrations accumulées, des récriminations et des vérités trop longtemps contenues. Aucune n’est écrasée par le système. Au contraire, on les sent prêtes à se battre jusqu’au bout. D’abord sur la défensive, niant être ceci ou cela par une succession de « ce n’est pas vrai que », La fille qui encaisse (Ève Landry), La fille qui agresse (Catherine Trudeau), La fille qui intègre (Alice Pascual), La fille qui adule (Debbie Lynch-White) et La fille qui aime (Léane Labrèche-Dor) se lâchent peu à peu et finissent par s’ouvrir complètement à nous.
Sylvain Bélanger fait merveille avec un texte aiguisé comme une lame de couteau. Le metteur en scène joue habilement de l’énergie que dégage chacune des comédiennes et de la tension inhérente aux femmes fortes qu’elles incarnent pour donner corps à leurs monologues intérieurs. Si bien que même si elles défilent l’une après l’autre dans un procédé répétitif qui aurait pu lasser, et sur une scène sans artifice, elles nous maintiennent au contraire constamment sur le bout de notre siège tandis qu’elles s’attaquent à la question identitaire, tant nationale que personnelle, sur leur travail qui ne leur permet pas de s’épanouir, sur la place qu’elles ne trouvent pas dans la société et sur leur rapport aux autres.
Dès le premier monologue (joliment servi par Ève Landry, dressée comme un piquet au centre de la scène), on valse avec ces femmes au bord du précipice, respirant à leur rythme. Campées sur leur position, tantôt droites comme un i, tantôt recroquevillées contre un mur, elles finissent par pointer le doigt à leur tour, par accuser les clients irrespectueux, les pauvres, les incultes, ceux qui portent des jugements sur les intérêts des autres, ceux qui repoussent leur amour, ceux qui refusent d’accepter l’étrangère comme une des leurs…
Alors qu’on percevait encore une certaine hésitation dans ses précédents textes, on sent ici Annick Lefebvre en pleine maîtrise de son écriture : pas d’effets de style superflus, mais des mots qui résonnent et se répercutent dans nos esprits. Avec J’accuse, la jeune auteure propose son texte le plus abouti, le plus inspiré et aussi sans doute le plus personnel ; chaque femme finissant par représenter une facette de l’auteure elle-même. Et son J’accuse, qui brûle d’une flamme intérieure intense, est porté par une distribution à fleur de peau, remarquable, parfaite.
Avec tout près de deux heures au compteur, le spectacle mériterait tout de même d’être un peu resserré, notamment en raison de quelques longueurs, surtout dans les textes de La fille qui encaisse et de La fille qui adule (par ailleurs légèrement en décalage avec les autres textes tant sur le fond que la forme, bien que Debbie Lynch-White soit hilarante). Toutes les comédiennes excellent dans leur rôle, mais Léane Labrèche-Dor et Alice Pascual se démarquent particulièrement. La première, en équilibre précaire sur la pointe de ses pieds et à peine soutenue par une chaise, livre une Fille qui aime tout en fragilité. Sa performance sensible en a ému plus d’un au soir de la première. La seconde, dans un registre plus comique, incarne avec justesse l’immigrante qui essaie de s’intégrer avec toutes les fibres de son être, celle qu’on entend rarement dans les médias québécois, mais qui a tant à dire.
Pas si loin du pamphlet incendiaire du J’Accuse d’Émile Zola, le J’accuse cinglant d’Annick Lefebvre ouvre littéralement une porte sur l’âme de cinq femmes que rien ne lie, sinon un amour inavoué (ou franchement assumé) pour la discographie d’Isabelle Boulay. Une œuvre qui vaut d’être lue, vue ou entendue plus d’une fois.