Deux hommes se retrouvent, face à face : l'un est bourreau, l'autre la dernière victime. Deux êtres qui ensemble jouent leurs dernières cartes en esquissant un dernier tango avec la mort. Mais si tout cela n'était qu'apparence? Et s'il s'agissait tout simplement d'un moment suspendu qui nous fait voir l'être qui se débat avec lui-même pour savoir si oui ou non il veut vivre. Une pièce où la violence n'est qu'une mascarade et traduit l'élan suicidaire d'une humanité au bout du désir.
Une pièce troublante qui a d'abord hanté le metteur en scène qui nous avait donné le magnifique La Nuit juste avant les forêts, présenté à l'Usine C en 2004, Kristian Frédric, séduit par l'écriture coup-de-poing de Koffi Kwahulé, un auteur qui bâttit au-dessus du vide. Une écriture avec des mots qui sonnent et où les gros mots prennent leur place comme dans une partition musicale. Une écriture métissée d'un auteur né en Afrique, fasciné par les films américains et le jazz, mais dont la langue est le français.
Comme directeur artistique de la compagnie Lézards qui bougent, Kristian Frédric propose à de nombreux créateurs de s’associer à sa démarche. Ainsi, depuis 1989, il a produit onze créations d’autres metteurs en scène et coproduit cinq spectacles avec des structures extérieures. Il s’engage aussi fortement dans la promotion d’auteurs contemporains, organisant des représentations dans des lieux atypiques afin de faire découvrir ces auteurs et leurs écrits.
Texte
Koffi KwahuléMise en scène
Kristian FrédricScénographie
Enki BilalCoproduction Denise-Pelletier et Lézards qui bougent (Bayonne, France)
Du 17 au 28 avril 2007
Usine C
Billetterie : 514.521.4493Dates antérieures
Du 6 septembre au 1er octobre 2005 (Montréal)
Du 4 au 9 octobre 2005, au Périscope, à QuébecBilletterie :
Fred Barry : 253-8974
Périscope : (418) 529-2183
par Aurélie Olivier
Mieux vaut avoir le cœur bien accroché pour aller voir Big Shoot, une pièce de l’auteur ivoirien Koffi Kwahulé, actuellement à l’affiche à l’Usine C. Le spectacle, qui vaut le détour, est en effet d’une violence inouïe, à la fois verbale, psychologique et physique.
Dans un cube de verre aux parois sales, comme des fauves dans une cage, une victime, Stan (Sébastien Ricard) et son bourreau, Monsieur (Daniel Parent). La pièce débute par une bordée d’insultes, se poursuit par des coups et blessures et se termine par une balle dans la tête. Difficile d’y déceler une histoire à proprement parler, si ce n’est que le bourreau, Monsieur, qui se définit comme un artiste, met en scène, devant un public avide qui a payé cher pour assister au spectacle, la mort des habitants de sa cité, lesquels se livrent volontairement à lui, heureux de vivre leur quart d’heure de gloire avant de mourir et n’imaginant même pas contester sa toute puissance. Ici, Monsieur est le maître et il entend le rester, usant pour cela de tout un arsenal d’horreurs, violences en tout genre, humiliations, menaces… Et quand Stan lui raconte une histoire qui ne le satisfait pas (comment pourrait-elle le satisfaire puisqu’il semble l’inventer au fur et à mesure et que Stan n’est pas devin), il redouble de violence. Monsieur n’aime pas qu’on le prenne pour un imbécile. Stan, quant à lui, subit sans protester. Il est là pour ça semble-t-il. Et nous, eh bien nous sommes le public avide, clairement désigné comme complice.
Big Shoot est une pièce qui parle de domination, de violence, de voyeurisme, et qui met en évidence l’inaltérable cruauté de l’homme. Il y a toujours eu des bourreaux, aux quatre coins de la planète, et il y a toujours eu d’honnêtes citoyens pour se délecter du spectacle de l’horreur, que ce soit sur la place publique ou devant leur poste de télévision. Aux origines mêmes du monde, dans toutes les mythologies, il y a des crimes, des fratricides. Dans l’histoire, les exécutions publiques sont toujours parvenues à galvaniser les foules.
La mise en scène de Kristian Frédric est absolument remarquable, de même que la direction d’acteurs. Les scènes de torture, les corps-à-corps, d’un réalisme époustouflant, sont admirablement bien chorégraphiés, et nous voyons le visage de la victime se tuméfier sous les coups. En tortionnaire fou à lier, Daniel Parent, vêtu d’un long manteau d’officier, utilise si savamment les modulations de sa voix que nous en avons froid dans le dos. Tantôt il hurle, tantôt il fredonne, tantôt il frappe, tantôt il caresse, tantôt il tape du pied, tantôt il exécute une petite danse; toujours il parsème ses longues tirades de phrases en anglais, dont il se délecte lui-même. Une prestation brillante. Sébastien Ricard n’est pas en reste. Il nous propose une victime au ton neutre et aux phrases syncopées, à la fois terrifiée et certaine qu’elle ne peut changer le cours des choses, que la mort est inéluctable. Parfois, il tient tranquillement tête à son bourreau, critiquant son accent anglais, comme inconscient des conséquences. Au fur et à mesure, on perçoit la perversité du rapport qui existe entre ces deux hommes, alternant entre la pure violence et une sorte de tendresse, et on en vient à se demander qui est réellement la victime.
La scénographie du bédéiste et cinéaste Enki Bilal est d’une efficacité redoutable, à la fois anonyme, angoissante et terriblement esthétique. Le cube de verre, dont les protagonistes ne peuvent ni ne veulent s’échapper, tourne sur lui-même, histoire de nous faire voir la violence sous toutes ses coutures. Sur une des parois du cube, un hublot donne des visages une image déformée, grotesque, assez évocatrice de ce qui se joue sous nos yeux.
Une diffuse lumière bleue, mouvante, qui rappelle l’impression que laisse parfois la lumière sur la rétine, est projetée pendant toute la pièce le mur arrière de la scène; quand on se prend à le fixer, on alterne entre l’impression fugace d’observer un ciel d’orage à 3h du matin et le sentiment que nous avons des hallucinations visuelles comme celles qui accompagnent parfois la migraine. Le cube, quant à lui, est plongé dans une lumière jaune, d’intensité variable. La trame sonore (Larsen Lupin) omniprésente ajoute à notre sentiment d’angoisse, avec ses grondements lointains, ses larsens, ses sons de cloche, ses aboiements. À la fin de la pièce, Kristian Frédric choisit d’utiliser la vidéo pour nous montrer la mise à mort, choix à la fois efficace et pertinent, dans un monde où la télévision apporte dans les foyers son lot de scènes de carnage.
Le sentiment général qui se dégage de tout cela est surréaliste, fantasmagorique, et on ressort de la salle plus ou moins en état de choc, se demandant si la violence est un mode de communication en soi. Voilà du théâtre pour le moins inhabituel, qui procède à la fois du roman noir et du film d’horreur.
Malgré la légère impression de tourner en rond que l’on peut ressentir à certains moments du spectacle, Big Shoot est, sur tous les plans, une très belle réussite. Reste à savoir si elle est « tout public »…
18-04-2007
par David Lefebvre
Big shoot, pièce désarçonnante de Koffi Kwahulé, mise en scène par le génial Kristian Frédric (il suffit de se rappeler du brillant spectacle « La nuit juste avant les forêts »), est présentée à la Salle Fred-Barry avant de partir pour la ville de Québec.
Koffi Kwahulé est originaire de la Côte d’Ivoire. Avant de rejoindre l’école de théâtre de la Rue Blanche, à Paris, il est formé à l’Institut National des Arts d’Abidjan. Il poursuit, toujours à Paris, des études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle. Il est monté dès 1977, mais c’est à la fin des années 80 qu’il connaît du succès côté public. Les prix se succèdent : Cette vieille magie noire (1993), Jaz (1998), Petite souillure (2000)… Il est joué en Europe et en Afrique et a la chance de voir ses écrits être traduits en plusieurs langues. Kwahulé est un maniaque de musique, surtout de jazz. Il utilise la sonorité des mots comme effet musical et n’hésitera pas à emprunter à l’anglais ou à tout autre langage pour créer un rythme particulier dans ses phrases. L’auteur a déjà déclaré que son écriture est de l’ordre de la bâtardise. C’est aussi la bâtardise de l’époque, celle qu’il connaît, dit-il. Une écriture du moment, moderne.
Big shoot nous propose un dialogue fort, violent physiquement et verbalement, entre un homme (Daniel Parent), tueur en série, bourreau, meurtrier, et la victime, nommé Stan (Sébastien Ricard) qui désire voir sa mort en face, l’assumer. Puisqu’il le faut, probablement.
Tout commence par des insultes, seulement sept injures mais qui se répètent dans un ordre aléatoire pendant une longue minute. Cela provoque un son brut, un martèlement. Monsieur accule Stan au pied du mur, qui passait devant lui. S’ensuit des discussions plus ou moins décousues, des combats. On joue au dominé-dominant : deux frères qui se confrontent, Caïn et Abel dans un néant de nulle part. Confinés dans un espace restreint, un cube de verre, Monsieur parle rapidement, il est pressé et tire à bout portant. Stan prend son temps, se répète ; son discours est plus posé. Pour reprendre les mots de Kwahulé, le tueur se compare musicalement à Coltrane et Stan au musicien Thélonius Monk. Monk a des trous dans ses musiques, des pièges, comme Stan ; les paroles du tueur sortent d’un jet, comme Coltrane. Les langues se mélangent, pour devenir un espèce de discours universalisé, même américanisé. De plus, ici, le metteur en scène ne voulait pas que certaines répliques puissent être traduites, nous avons donc droit à des passages en hébreu, langue de la Genèse.
La mise en scène de Frédric est violente, sans être insoutenable. Les deux comédiens, notamment Ricard, nous offrent une excellente performance. La scénographie du dessinateur Enki Bilal, de François St-Aubin et Charles-Antoine Roy est remarquable : un grand cube aux murs de verre, qui tourne sur lui-même pour nous offrir tous les points de vue, un fauteuil au centre et un hublot sur un des murs qui déforme l’image qu’on peut y voir. Les éclairages se concentrent sur ce cube, changeant d’intensité. Un effet bleuté de ciel ou de mer est perceptible par-dessus ce cube. Le duo Larsen Lupin fait encore ici un excellent travail du côté de la conception sonore.
Malgré tout ceci, malgré les grandes qualités du spectacle, j’ai éprouvé, au commencement, certaines difficultés à embarquer dans l’histoire. Au début, ils parlent un peu de tout, d’une situation qui serait arrivée, catastrophique, de hobby, d’anglais... Il est difficile de comprendre où s’en va le récit et pourquoi ces deux hommes sont là à se parler et se quereller. Sont-ils de la même famille ? Complices ? Étrangers ? Sont-ils vraiment seuls, les derniers ou y a-t-il des spectateurs ? Bien sûr, le bourreau ne semble pas se résoudre à commettre l'irréparable. Est-ce le premier ou le dernier meurtre ? Serait-ce les deux en même temps ? Puis le récit prend une tournure vertigineuse, très intéressante, et on plonge enfin avec eux dans un tourbillon destructeur, fatal.
C’est peut-être pour cette raison que sur le rideau s’affiche ce poème musulman : Ne demande jamais ton chemin à quelqu’un qui le connaît car tu ne pourras t’égarer. Perdre son chemin pour mieux se retrouver, un adage aussi bon pour les personnages que pour les spectateurs…
09/09/2005
par Magali Paquin (Québec)
Violence, ambiance glauque, sexualité sordide, tel est le lot de « Big Shoot ». Et pourtant, même si on en sort terriblement ébranlé, on trouve un sens à cette confrontation. Incroyablement, c’est à la fois ce sens et cette confrontation qui font de cette pièce un monument d’intensité dans la forme comme dans le fond, dans la cause comme dans l’effet.
Au bout de la brutalité se trouve la mort, puisque se présentent sous nos yeux un bourreau et sa victime, derniers humains exécutant le dernier fratricide. Liés l’un à l’autre par une espèce de cruelle tendresse, ils se livrent leur dernier combat tout en en connaissant déjà l’issue. Dur et sans détour, le texte intense de Koffi Kwahulé marque l’esprit à coup de poings et de revolver. Ses mots cognent et résonnent, ça fait mal, mais par je ne sais quel élan masochiste, on souhaite les sentir nous transpercer des oreilles jusqu’aux entrailles. L’interprétation de Daniel Parent et de Stéphane Simard y est pour beaucoup dans ce tordage de tripes, tant l’intensité de leur jeu et la psychose des personnages nous poussent à nous agripper à notre fauteuil. Le dernier Caïn abattra le dernier Abel dans un bouillonnement d’insultes et de sang, et dans son regard l’on ne dénotera ni apaisement, ni satisfaction. Anyway, « la vie est un brouillon de la mort »…
La mise en scène de Kristian Frédric assume totalement la violence des mots, et sans censure, elle les reflète. Cela confronte, mais c’est heureux. Le danger et l’angoisse sont omniprésents, de la scène jusqu’à la salle. Avec le bédéiste Enki Bilal à la scénographie, l’atmosphère ne pouvait que donner dans l’étrange. L’éclairage sombre et bleuté, un hublot déformant et la vidéo intégrée transportent dans un monde à la fois futuriste et insaisissable. Une cage de verre pivotante, d’où les deux personnages ne peuvent, ni ne cherchent à s’échapper, offre aux regards voyeurs le bouleversement comme l’inconsciente délectation d’une mort donnée en spectacle. Car l’auditoire est prisonnier des événements et ce, bien malgré lui. Ce qui apparaît au premier abord comme un monde tordu et éloigné se transpose peu à peu dans la salle même, alors que s’institue un rapport pervers entre les acteurs/protagonistes et les spectateurs/observateurs. Participants silencieux de l’action qui se déroule sur scène, nous sommes confrontés à l’accusation implicite que nous nous gavons de cette barbarie, soir après soir. Et pour pousser cette participation forcée jusqu’au bout, les projecteurs se braquent sur la salle une fois le rideau tombé, tandis que nous nous applaudissons, un peu ébahis, terriblement troublés.
Cœurs sensibles, ne vous abstenez pas. Préparez-vous plutôt psychologiquement et soyez prêts à accueillir cette œuvre faite de cruauté et de violente tendresse. Il y a des pièces qui dérangent, qui font souffrir même, mais ce peut aussi être bénéfique. « Big Shoot » en est.
06-10-05