Du 27 février au 14 mars 2010
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LipsynchLipsynch

De Robert Lepage
Auteurs et interprètes : Frédérike Bédard, Carlos Belda, Rebecca Blankenship, Lise Castonguay, John Cobb, Nuria Garcia, Marie Gignac* , Sarah Kemp, Robert Lepage*, Rick Miller, Hans Piesbergen
*Auteur seulement

De son expression la plus brute; les pleurs du nourrisson - jusqu’à la plus sophistiquée; l’art lyrique - la voix humaine est un lieu privilégié de l’identité et de l’émotion. Lipsynch explore ses multiples manifestations, ses déclinaisons et ses implications, à travers différents procédés qui la véhiculent et la reproduisent. Téléphone, radio, bandes sonores et films muets, play-back et postsynchronisation; voix chantées, voix de synthèse, voix de la conscience, voix du sang, voix d’outre-tombe et voix hallucinatoires, neuf histoires déployées sur neuf heures s’articulent autour de neuf protagonistes dont les vies se répondent, se relaient et se font écho.

À l’instar de La Trilogie des dragons et Les Sept branches de la rivière Ota, la singularité de destins individuels se mesure à l’ampleur de l’histoire collective pour former une grande fresque moderne, éclatée et plurielle, burlesque et tragique, polyglotte, polyphonique et polysémique, à l’image de notre monde contemporain. Seul ou avec sa troupe, Robert Lepage a révolutionné la scène théâtrale en repoussant constamment les limites de la mise en scène. Il relève avec brio le défi du renouvellement avec Lipsynch.

Collaborateurs artistiques : Félix Dagenais, Jean Hazel, Étienne Boucher, Jean-Sébastien Côté, Yasmina Giguère, Virginie Leclerc

Une production d’Ex Machina et du Théâtre Sans Frontières en collaboration avec Cultural Industry Ltd et Northern Stage, coproduite par Arts 276/Automne en Normandie, Barbicanbite08 de Londres, Brooklyn Academy of Music, Cabildo Insular de Tenerife, Chekhov International Theatre Festival de Moscou, Festival de Otoño de Madrid, Festival TransAmériques de Montréal, La Comète - Scène nationale de Châlonsen- Champagne, Le Volcan - Scène nationale du Havre, Luminato Toronto Festival of Arts & Creativity, Sydney Festival, et le TDP.

Théâtre Denise-Pelletier
4353, rue Sainte-Catherine Est
Billetterie : (514) 253-8974

par David Lefebvre

Après Carmen, Les aiguilles et l'opium et Les sept branches de la rivière Ota, le Théâtre Denise-Pelletier s'associe, pour une quatrième fois de son histoire, au prolifique et génial créateur Robert Lepage, et nous présente enfin la version intégrale de Lipsynch. À l'instar des projets ambitieux qui ont propulsé Robert Lepage au firmament des concepteurs adulés, tels la Trilogie des dragons et Les sept branches..., Lipsynch propose neuf actes, autant de segments pour autant de protagonistes, lors d'un spectacle d'un peu moins de neuf heures.

Par une approche légèrement différente, Lipsynch se dissocie des précédents spectacles de Lepage. Car Lipsynch est d'abord un travail sur les multiples facettes de la voix humaine, berceau de l’identité et des émotions. Lepage préconise ainsi le son et la voix, que ce soit par des moyens technologiques comme la radio, le téléphone et la postsynchronisation de films, ou par le chant (lyrique, jazz, rock), la thérapie de la parole, la lecture sur les lèvres, les accents, ou par des manifestations métaphoriques - la voix de nos parents disparus ou celles, imaginaires, de notre esprit. L'équipe technique au son (sous la supervision de Jean-Sébastien Côté) se retrouve au coeur de la création, agissant à vue plutôt que dissimulée dans les coulisses. Les microphones, qu'on peut probablement compter par dizaines, sont disposés de manière extrêmement stratégique. Mais la pièce est loin d'être une étude didactique sur le sujet : le tout s'agence avec beaucoup de subtilité et d'intelligence dans l'univers des neuf personnages principaux, qu'ils soient chanteur, technicien, neurochirurgien, animateur radio ou atteint de schizophrénie.

Lepage ne délaisse pas pour autant l'aspect visuel, souvent spectaculaire, qui a fait sa renommée. Le décor, de facture moins impressionnante au départ en comparaison au Projet Anderson ou même au Dragon bleu, se construit ici pièce par pièce à l'aide de différents accessoires et modules sur roues. Par exemple, la carlingue d'un avion se transforme en chambre d'hôtel, puis en wagon de train, grâce à quelques rideaux et déplacements. Quoique tous ces éléments, totalement amovibles, alourdissent parfois les transitions et occasionnent quelques pauses, on ne peut que s'émerveiller finalement devant l'ingéniosité sans limites de l'équipe de la scéno, Jean Hazel en tête, et des éclairages (Étienne Boucher). Et le problème est merveilleusement contourné lors de l'acte 4, où tous les changements de décor se font comme sur un plateau de cinéma.

La vidéo, technologie que semble apprécier Lepage, est utilisée de façon tout aussi complémentaire qu'artistique et se manifeste principalement par la diffusion d'images en direct sur un immense écran en fond de scène. Comme si ce n'était pas suffisant, on s'amuse à reconstituer, avec l'aide de la profondeur de champ, une table et un piano qui n'existent que par des pièces détachées savamment étalées sur scène.

L'histoire que propose Lipsynch, qui s'étale sur plus de trente ans, est d'une profonde humanité. Certains thèmes, chers à Lepage, y figurent, tels l'adoption, la quête identitaire, le féminisme, la place de la femme, les maladies mentales et la dualité science/art. Empruntant à certains genres, dont la comédie, le drame et la simple vie quotidienne d'une cuisine londonienne, l'oeuvre, que l'on peut considérer comme épique, fait rire, émeut et touche, grâce à ces destins individuels, tous liés de près ou de loin à un événement unique, presque banal. Ce point central est Lupe, jeune Nicaraguayenne, esclave sexuelle en Allemagne, qui réussit à quitter l'Europe vers Montréal, mais qui décède dans l'avion, son bébé dans les bras. Au départ inégal, le récit s'enrichit et le rythme devient rapidement fluide, n'accusant aucun temps mort. Les ellipses de temps sont fabuleusement orchestrées et les rebondissements abondent. Par contre, la pertinence réelle de l'acte 6 (consacré à Sebastian) reste à être démontrée. À la manière de la farce, elle propose l'histoire de la mort du père d'un des personnages ; certainement comiques, les scènes nous plongent dans le passé de l'individu et amènent une nouvelle façon d'aborder la mort selon les cultures, tout en allégeant le spectacle, mais n'ont que très peu d'incidence sur le reste du récit.

L'une des grandes forces de Lipsynch est sans contredit sa distribution. Du français à l'anglais, de l'allemand à l'espagnol, les acteurs et actrices maîtrisent plus d'une langue et proviennent de milieux différents, dont l'opéra. Collaborant tous et toutes au texte, chacun d'eux, grâce à leurs diverses expériences, apporte beaucoup de substance aux personnages et à la recherche initiale du projet. Rebecca Blankenship interprète Ada, cette chanteuse d'opéra qui devient mère adoptive ; Rick Miller joue ce bébé devenu adulte et réalisateur, à la recherche de sa mère. Le chirurgien est personnifié par l'excellent Hans Piesbergen, la chanteuse de jazz par Frédérike Bédard, sa soeur Michelle, schizophrène, amoureuse de Gauvreau, par Lise Castonguay. Lupe, la jeune sud-américaine, est interprétée par la magnifique Nuria Garcia. Mentionnons Carlos Belda (Sebastian, technicien de son), John Cobb (Jackson l'enquêteur) et Sarah Kemp (prostituée anglaise), qui complètent la distribution.

Oeuvre vibrante, mouvante, expérience unique, Lipsynch accroche et nourrit l'intérêt du spectateur jusqu'à la toute fin, grâce à une remarquable mise en scène, précise, et un récit fascinant aux embranchements complexes. Le dernier acte, consacré à l'histoire de la jeune Lupe, est particulièrement poignant et s'occupe de répondre aux dernières questions qui tenaillent l'assistance.

02-03-2010

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