À la mort de son père, un jeune homme est chassé brutalement de la maison familiale et se retrouve à la rue. Sur un banc, il fait la rencontre d’une certaine Lulu qui, à force de l’importuner, finit par le ramener chez elle. Elle lui avoue alors qu’elle survit en se prostituant et lui apprend bientôt qu’elle est enceinte de lui. Le jour de la naissance de l’enfant, il fuit son refuge provisoire poursuivi par les cris insupportables du nouveau-né.
Concepteurs et collaborateurs : Diane Coudé, Benoît Rolland, Martin Sirois
Durée : 1h20 (sans entracte)
Une production du Théâtre de Fortune en codiffusion avec le Théâtre Denise-Pelletier
Salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier
4353, rue Sainte-Catherine Est
Billetterie : (514) 253-8974
Dates antérieures (entre autres)
Du 2 au 27 novembre 2010, salle intime du Prospero
par Véronique Voyer
En toute confession, un vieil homme déclassé nous enflamme de ses souvenirs. Ses chimères représentent tout ce qui lui reste de la vie. À mille lieues d’une comédie romantique ou d’une histoire d’amour classique, ce monologue tiré d’une nouvelle de Beckett dévoile une vision troublante de l’amour, loin de tout sentimentalisme.
Brillamment interprété par Roch Aubert, le pauvre homme raconte ses douleurs et ses malheurs avec une certaine candeur. Ce qui dérange le plus, c’est son statut de clochard. L’érudit choisit d’errer plutôt que de travailler. Empruntant ce chemin atypique, il s’enflamme pour une certaine Lulu et cet amour est encore plus étonnant que sa façon de percevoir la vie.
Dès sa première phrase, il emprunte mille détours pour développer le sujet. En laissant libre cours aux circonvolutions de son esprit, l’homme révèle son intimité sans une once de gêne. Une chose est sûre, son premier amour et la mort de son père marquent ses 25 ans. Comme une odeur qui redonne vie à un instant heureux, il certifie que ces deux époques sont fermement liées dans son esprit. Croyant d’abord faire face à un simple d’esprit, on s’étonne de la profondeur des réflexions de cet homme qui vit de la plus simple façon.
Chassé de la maison familiale, il va de ponts en bancs et finit par s’installer dans une étable abandonnée lorsque l’hiver devient trop rude. Les nuits dans la paille sont habitées par cette femme qu’il a repoussée dans un parc à l’automne ; cette Lulu l’obsède. Il la retrouve un soir glacial près du même banc, comme si elle n’avait cessé de l’espérer depuis. Lulu lui offre son corps et il choisit la chambre adjacente à la sienne. Ex-bourgeois, il s’étonne que la femme qui l’entretient travaille. Elle lui rétorque : « nous vivons de la prostitution » lorsque ce dernier se questionne sur les rires et les gémissements qui percent le mur séparant sa chambre de la sienne.
« L’amour, on y vient, on en part », Beckett transforme le sentiment en lieu. C’est donc l’exil que choisit l’homme face aux responsabilités qu’il tisse avec sa Lulu ; il la quitte au moment où elle en a le plus besoin. Il claque la porte sur ses hurlements, des cris qui le poursuivent encore la nuit. Des décennies plus tard, on comprend qu’il n’aura jamais plus osé l’aventure de l’amour.
Une simple chaise meuble la salle Fred-Barry, entourée d’ampoules au sol qui s’éteignent et s’allument selon les idées qui illuminent l’esprit du protagoniste. Car ce qui définit l’œuvre de Beckett, c’est le rythme. On se laisse accrochée par le tempo des mots. Celui qui joue ou, plutôt, celui qui pense crée l’illusion du direct grâce à cette cadence. Inspirée de la construction des idées, cette rythmique révèle les rouages de l’esprit, ce petit coin du cerveau où la bonne idée nait, s’ajuste, se précise.
par Sara Fauteux (nov. 2010)
Beckett n’était pas chaud à l’idée de voir Premier Amour porté à la scène. Il redoutait sans doute que l’incarnation du personnage lui enlève la distance que lui confère l’écriture. Pour installer cette distanciation du personnage qui est au cœur de l’œuvre du dramaturge, il suggérait que le texte soit mis en scène de manière à ce que l’acteur n’interprète pas le personnage de l’histoire, mais plutôt un clochard qui, découvrant le manuscrit dans une poubelle ou sur un banc, en entame la lecture.
Comme Samy Frey, qui nous a présenté ce texte en septembre à L’Usine C, le metteur en scène Jean-Marie Papapietro et le comédien Roch Aubert n’ont pu résister à l’envie de se l’approprier malgré les réticences de l’auteur. Et ces deux metteurs en scène n’ont pas cédé aux craintes de Beckett et se sont mesurés à ce texte sans avoir recours au stratagème que proposait ce dernier. En effet, Aubert incarne ici le narrateur et comme Frey, relève le défi d’interpréter ce texte sans en atténuer la portée et la beauté littéraires.
Aubert est visiblement à l’aise dans son personnage un peu vagabond, l’air hagard, distrait, distant. Il maîtrise parfaitement la musicalité savoureuse de l’écriture, rythmée à coup de « dis-je » et « dit-elle » et adroitement teintée d’une lenteur calculée. Par une grande connaissance du texte qui laisse deviner un travail détaillé au niveau du sens, il parvient à incarner cette fameuse distance, cette nonchalance face au monde qui l’entoure, inhérente à tous les personnages de Beckett.
Dans ce cas-ci, il s’agit d’un homme qui, depuis la mort de son père, erre dans les cimetières, les parcs, sur les bancs. Loin de tout romantisme, Premier Amour raconte un amour qui naît d’un l’agacement. Et qui ne se transforme jamais en rien d’autre finalement. Pour le narrateur, la présence de l’être aimé, cette Lulu ou Loulou ou Anne, n’est salutaire que dans la mesure où elle lui permet de penser enfin à autre chose. Et plus tard, parce qu’elle le loge et le fait vivre.
L’écriture sobre et infiniment précise de Beckett ne permet aucun faux pas au metteur en scène. De surcroît, elle a le pouvoir de rendre le spectateur méfiant et scrupuleux devant tout geste, toute intention appliquée sur le texte plutôt qu’imposée par lui. Malheureusement, la mise en scène de Papapietro se ne laisse pas toujours oublier et malgré sa sobriété, on préférerait parfois que le comédien reste stagnant sur sa chaise plutôt que de chercher à meubler l’espace.
On pourrait en dire de même de la scénographie inspirée des lumières de Martin Sirois et de l’ambiance sonore créée par Benoît Rolland, qui viennent toutes deux extraire le spectateur de l’atmosphère dans laquelle il est plongé plutôt que l’y enfoncer plus profondément. L’éclairage qui agit directement sur le personnage est toutefois particulièrement réussi en apportant un aspect presque onirique à la scène.