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Du 18 septembre au 5 octobre 2013, 19h30
Carnivore pourpreLa Carnivore pourpre
Texte Maryse Pelletier
Mise en scène Anne Millaire
Avec Markita Boies, Tania Kontoyanni, Jean Maheux

Au tournant des années 40, au Québec, vivait un savant dont la notoriété dépassait les étroites frontières d’une province fermée sur elle-même. Poète, écrivain, professeur, religieux, fondateur d’une faculté universitaire, ce savant autodidacte avait su se faire connaître sans faire scandale, dans le domaine inoffensif et encore inexploré de la botanique. Cet homme unique avait pourtant réussi à avoir une vie secrète dans laquelle il exprimait une partie de son être que ses vœux, ainsi que la société et la religion toute puissante de cette époque le forçaient à sacrifier. Il entretenait sous le manteau, avec une assistante de vingt ans sa cadette, une correspondance très explicite sur les tenants et aboutissants de la sexualité dans tous ses aspects, tant physiques qu’émotifs.


Concepteurs et collaborateurs artistiques : Lina Cruz, Jonas Bouchard, Anne-Sara Gendron, Judy Jonker, Mathieu Marcil, Samuel Véro

Durée : 1h40

Une production de Griffon Théâtre en codiffusion avec le Théâtre Denise-Pelletier


Salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier
4353, rue Sainte-Catherine Est
Billetterie : (514) 253-8974

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 Critique
Critique

par Olivier Dumas


Crédit photo : Frédéric Millaire Zouvi

«I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles/Dans la colère ou les ivresses pénitentes», écrivait Arthur Rimbaud dans l’un de ses plus célèbres poèmes, Voyelles. La charge émotive de ces vers élégants témoigne de l’atmosphère dense et envoûtante que distille La Carnivore pourpre. La nouvelle production de la salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier se regarde et s’écoute comme une fusion prodigieuse entre une passion dévorante et un passé pas si révolu. 

Inspirée par certains faits réels au tournant des années 1940, la pièce prend tout de même certaines libertés par rapport à l’histoire véritableElle focalise sur la relation entre le frère Marie-Victorin, homme de sciences, religieux nationaliste et auteur d’un ouvrage de référence pour les botanistes québécois La Flore laurentienne, et son assistante Jeanne. Dans une province québécoise sclérosée et rigide qui vivote sous la botte des conventions dogmatiques et aliénantes de l’Église catholique, la sexualité demeure un vice dangereux et l’élévation intellectuelle s’apparente à une chimère utopique. La sœur du frère Marie Victorin, Marie de la Divinité, lui lance même, avec dédain, «notre système forme des gens qui savent prier, sarcler la terre, apprêter la nourriture, c’est suffisant».

Auteure de pièces remarquées comme Duo pour voix obstinées ou Du poil aux pattes comme les CWAC’S, Maryse Pelletier avait délaissé l’écriture dramatique pour se consacrer principalement au roman. Sa Carnivore pourpre s’inscrit parfaitement dans la lignée de ses œuvres scéniques précédentes par les tensions sous-jacentes à des enjeux en apparence anodins. Mais elle se démarque également des créations récentes du théâtre québécois par sa plume littéraire d’une poésie expressive, par moment raffinée et mélancolique. Car, en plus des descriptions très précises, instructives et imagées de la botanique, elle expose avec réalisme et délicatesse cette passion amoureuse interdite. Prohibée par le contexte socioclérical, celle-ci s’en retrouve niée d’abord par les deux protagonistes qui refusent tout épanchement émotif ou transgression pulsionnelle.  

Pendant l’heure et quarante minutes de la représentation, le dilemme entre le cœur et la tête, qui exclut toute parcelle de tendresse, suscite l’intérêt pour une langue classique qui peut paraître rébarbative à certains spectateurs. En plus de scruter avec la précision d’un microscope cette liaison, la pièce dévoile la dureté d’un milieu inégalitaire pour les femmes trop souvent confinées à leurs fonctions d’épouses dociles ou de religieuses fanatiques. Cet antagonisme entre la tradition et l’émancipation est brillamment illustré par les deux personnages féminins. Marie de la Divinité tente de perpétuer certaines habitudes par crainte de voir disparaître la mainmise de la religion catholique sur la science et l’éducation. Elle prend les moyens pour parvenir à ses fins et garder pour elle toute seule ce frère qu’elle veut voir auréolé de gloire. L’apprentie-scientifique quant à elle, illustre le désir d’accéder à un monde meilleur et des conditions plus valorisantes pour le «deuxième sexe». Sans tomber dans les raccourcis analytiques, songeons un peu à l’acuité du propos et des enjeux traités par rapport aux débats enflammés sur le projet de charte des valeurs et de la place des signes religieux dans la sphère étatique. L’art tend ici, sans le nécessairement le vouloir, un miroir implacable. Si le monde et les temps changent, comme le prédisait Bob Dylan, certaines préoccupations perdurent avec les décennies. 


Crédit photo : Frédéric Millaire Zouvi

La mise en scène d’Anne Millaire réussit à donner une énergie à une partition exigeante dans la lignée de son excellent Z comme Zadig (d’après les écrits de Voltaire) qui fut un petit bijou d’ingéniosité et de plaisirs philosophiques. Si, à la lecture du texte, certaines redondances et lourdeurs s’en ressentent, la transposition sur le plateau dépouillé évite heureusement ces écueils. La progression dans la tragédie de deux intellectuels a ému l’auditoire qui a applaudi très chaleureusement lors de la première médiatique. Magnifiés par les mouvements conçus par Lina Cruz, les corps des trois comédiens portent dans tous les os et leurs ramifications les tensions d’une idylle impossible. La Jeanne de Tania Kontoyanni témoigne de toutes les cruautés intérieures de sa flamme dévorante envers son maître qui semble troublé face à cette fleur sauvage. Son partenaire de jeu, Jean Maheux, est aussi un abîme de douleur, prisonnier de ces désirs pour le corps féminin et ses vœux de chasteté. Présente dans seulement quelques scènes, Markita Boies confère brillamment à sa Marie de la Divinité plusieurs dimensions: à la fois rigoriste et amusante, autant détestable avec Jeanne qu’attentionnée et surprotectrice avec son frère. À l’exception de courts extraits de musique classique, les silences entre les transitions des scènes nombreuses démontrent la tristesse et le cloisonnement de ce microcosme aride, méprisé par une élite poussiéreuse et ignoré par une population rébarbative à ces idéaux de connaissance. 

«Je ne sortirai pas encore de la mousse /Pas plus qu'une autre fleur de saison», chante Émilie Simon. Or, cette Carnivore pourpre possède suffisamment de robustesse, de chaleur et de sentiments humains pour transpercer bien des hivers de force

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