À la fois mélodrame et drame romantique, Marie Tudor raconte les calculs et les impulsions d'une reine d'Angleterre blessée par l'amour et écartelée entre son action publique et ses gestes intimes. C'est aussi la chute orchestrée de Fabiano, son favori, par Simon Renard, le représentant du roi d'Espagne, son futur époux. Mais c'est peut-être avant tout la rencontre entre Marie Tudor et Jane, la jeune et candide rivale, protégée de l'ouvrier Gilbert, manipulée comme ce dernier par le pouvoir de la reine et témoin des violences de l'État.
Au drame amoureux se superpose alors une tragédie où le véritable enjeu est la prise de pouvoir, où les rancœurs privées servent un dessein politique, où un homme, au demeurant condamnable, est exécuté pour un crime qu’il n’a pas commis.
Concepteurs et collaborateurs artistiques : Jean Gaudreau, Camille Gascon, Jean Bard, Marc Senécal, Louisanne Lamarre, Erwann Bernard, Philippe Brault, Julie Measroch, Florence Cornet, Caroline Laurin Beaucage
Samedi 18 janvier à 15h: Rendez-vous de Pierre
Samedi 8 février après le spectacle: Rencontre avec les artistes
Durée : 2h30
Une production de la Société Richard III en collaboration avec le Théâtre Denise-Pelletier
Théâtre Denise-Pelletier
4353, rue Sainte-Catherine Est
Billetterie : (514) 253-8974
par Olivier Dumas
Sur la scène du Théâtre Denise-Pelletier, Claude Poissant et ses sublimes interprètes s’investissent cœurs et âmes dans une remarquable relecture de Marie Tudor.
Parmi mes choix pour 2014, publiés sur ce site, la pièce de Victor Hugo figurait parmi les incontournables grandement attendus. Fort heureusement, toutes les attentes ont été comblées. Comme l’affirme l’auteur des Misérables et de plusieurs textes de théâtre qui sont trop rarement montés au Québec, « il y a deux manières de passionner la foule au théâtre : par le grand et par le vrai », peut-on lire dans son l’introduction de Marie Tudor. « Le grand prend les masses, le vrai saisit l’individu », ajoute-t-il. Écrite en 1833, peu de temps après Lucrèce Borgia, la pièce prend comme héroïne la fille aînée d’Henri VIII. Le destin de cette figure monarchique permet d’exposer toute l’absurdité des croyances politiques et religieuses, où des individus risquent la mort en raison de leurs convictions personnelles. Surnommé Bloody Mary, la reine sanglante, la Marie Tudor devient sous la plume d’Hugo une figure plus nuancée et plus énigmatique. L’auteur s’est permis plusieurs libertés par rapport à la réalité historique de la Révolution de 1830 pour rendre cette tragédie plus émouvante et, surtout, plus frémissante.
C’est une histoire en prose avec deux trames dramatiques qui se complètent et s’enchevêtrent comme deux poupées gigognes pendant les deux heures et quinze minutes de la représentation, entrecoupée d’un entracte. Un ouvrier du peuple, Gilbert, est amoureux de Jane, recueillie lorsqu’elle était enfant et qui se révèlera être la fille d’un Lord. Reine d’Angleterre, Marie Tudor brûle de passion pour l’Italien Fabiano Fabiani. Or c’est Simon Renart, le futur époux, et représentant du Roi d’Espagne, qui le mettra à mort. Malgré un récit qui n’exclut pas les invraisemblances ou les excès, la pièce possède un vibrant et grandiose souffle poétique d’une beauté incommensurable. Se déroulant en trois jours, elle captive, autant qu’elle instruit, la griffe engagée du dramaturge se retrouve dans les répliques de ses personnages qui vivent comme des êtres de chair et de sang. Romantiques et pédagogiques, ses intrigues révèlent les rapports complexes entre les différentes classes sociales, alors que les individus issus du peuple vivent des amours plus vrais, sincères et profonds.
Le metteur en scène Claude Poissant a davantage exploré des univers plus contemporains et des langages plus quotidiens durant la dernière décennie. Sa feuille de route comprend également des incursions chez Marivaux, Musset et même un précédent Hugo (Lucrèce Borgia, en 1997). Alors que tout en apparence oppose Marie Tudor à d’autres réussites antérieures comme Tom à la ferme ou Cinq visages pour Camille Brunelle, sa signature est reconnaissable par la très forte représentation des pulsions sexuelles refoulées ou exacerbées des personnages qu’il porte à la scène. Que ces derniers soient vêtus en costumes d’époque ou en fringues du 21e siècle, leur présence apporte toujours une intensité palpable et dangereuse qui se consume sous nos yeux. Or, cette signature se révèle chez Marie Tudor avec une force accrue, avec plus d’éclats, de tensions et de fureurs. Par ailleurs, son approche d’un texte du répertoire plus romantique respecte l’époque de création tout en évitant les approches muséales, grâce notamment au dépouillement judicieux du plateau. Ce parti-pris permet de mettre en lumière l’intemporalité du propos hugolien qui transcende les époques et les modes. En dix ans de fréquentation du travail de Poissant, le drame de Marie Tudor demeure sa mise en scène la plus achevée, la plus majestueuse et la plus douloureuse.
Les interprètes livrent avec fougue et passion cette partition. Julie Le Breton est une formidable actrice de théâtre qui, telle une fildefériste, rend à la perfection l’ambigüité de cette reine de désir et de cruauté. Aux dires de son dramaturge, Marie Tudor représente une femme comme les autres, mais ses blessures d’amour lui confèrent une dimension émouvante. Rachel Graton incarne une Jane avec une tendresse infinie et une retenue admirable qui n’exclut pas la passion qui gronde comme un volcan. Les personnages masculins ne sont pas en reste, avec notamment un David Savard nuancé en Simon Renart et David Boutin qui insuffle une belle intensité à son Gilbert, le représentant du peuple. Les autres comédiens dans des rôles secondaires sont tous d’une grande justesse. Les intermèdes musicaux entre les scènes apportent une cohérence et une harmonie exemplaire à une écriture qui tient presque du roman policier.
À sa création en 1833 au Théâtre de la porte Saint-Martin, Marie Tudor n’a pas reçu des commentaires élogieux. Le corpus théâtral de Victor Hugo souffrait de la comparaison avec celui de son principal rival, Alexandre Dumas, jugé moins didactique et plus conforme aux goûts bourgeois. Lors d’une reprise de la pièce au Festival d’Avignon en 1955, le brillant metteur en scène Jean Vilar aurait lancé aux comédiens en répétition qu’« il faut veiller à défendre Hugo contre les sots et les gens d'esprit ». Après l’ovation spontanée de samedi dernier au Théâtre Denise-Pelletier, il ne sera pas nécessaire de justifier la pertinence de Marie Tudor. Ses artisans y ont contribué superbement par leur rigueur et leur talent.