La position de Camus sur l’Algérie a été complexe. Aujourd’hui, elle est devenue plus audible, car elle est en rupture avec les idéologies totalitaires qui nous ont fait, et continuent de nous faire tant de mal.
Sous forme de théâtre-documentaire, Jean-Marie Papapietro explore les dernières années d’Albert Camus à travers son regard sur les troubles qui agitent l’Algérie à partir de 1954. « J’ai mal à l’Algérie, confie-t-il, comme d’autres ont mal aux poumons. » Ses interventions publiques pour trouver une solution au conflit donnent lieu, sur la scène du théâtre, à un débat contradictoire réunissant cinq intervenants qui reprennent à leur compte les polémiques souvent très dures qui ont isolé de plus en plus Camus, le plongeant dans une crise dont on ne mesurera la gravité qu’après sa mort brutale en 1960, deux ans avant l’accession de l’Algérie à l’indépendance et la déportation d’un million d’Algériens qui choisirent de rester français.
Section vidéo
Concepteurs et collaborateurs artistiques : Romain Fabre, Sébastien Godron, Lise Lambert, Noémie Roy-Lavoie, Martin Sirois
Durée : 1h20 sans entracte
Une production du Théâtre de Fortune en codiffusion avec le Théâtre Denise-Pelletier
Théâtre Denise-Pelletier, salle Fred-Barry
4353, rue Sainte-Catherine Est
Billetterie : (514) 253-8974
par Olivier Dumas
Dans L’énigme Camus: une passion algérienne, le Théâtre de Fortune revisite avec rigueur, sobriété et ferveur les dilemmes et interrogations du grand intellectuel dont l’influence demeure pertinente de nos jours.
Tout au long de sa brillante carrière, le créateur, entre autres, des immortels L’Étranger et La Peste a brûlé de passion pour le théâtre. En plus de ses quatre pièces (Caligula, Le Malentendu, L’État de siège, Les Justes), il a adapté notamment Faulkner (Requiem pour une nonne) et Dostoïevski (d’après son roman Les Possédés dont on fait mention à un moment précis dans le spectacle). Son existence avec ses combats et ses souffrances constitue un matériau fertile pour un stimulant récit théâtral. Et son œuvre inspire toujours des créateurs comme le talentueux bédéiste Jacques Ferrandez qui a dessiné deux superbes albums (L’Hôte et L’Étranger) ou suscite encore de récentes relectures quant à ses enjeux traités (Kamel Daoud avec Meursault contre-enquête).
Pendant une heure et trente minutes, cinq comédiens (Roch Aubert, Mohsen El Gharbi, Gaétan Nadeau, Christophe Rapin, Philippe Régnoux) construisent devant nos yeux un spectacle, avec leurs questionnements propres et leurs désaccords sur la transmission de l’héritage de l’artiste. La pièce ne porte pas la signature d’Albert Camus. Ce dernier se retrouve plutôt mis en pièces, mis en morceaux alors que les propos des dernières années de son existence sont scrutés à la loupe, parfois à l’aide d’archives vidéo et sonores projetées directement sur le mur de la salle Fred-Barry.
Les interprètes apportent des fragments de son œuvre (autant de sa production littéraire, ses essais politiques que de ses discours plus officiels) pour tenter d’élucider une question qui a taraudé bien des individus : la position ambivalente de Camus sur l’indépendance de l’Algérie. Car cet écrivain majeur a toujours entretenu un rapport trouble avec son pays natal : de son enfance pauvre où il a grandi, il a accédé aux milieux littéraires les plus « cultivés » de Paris ; il n’a jamais appris la langue arabe, tout en voulant défendre les plus opprimés. Alors que Jean-Paul Sartre et son groupe de fidèles des Temps modernes ont pris position en faveur de l’émancipation du peuple algérien, Camus a privilégié en quelque sorte un non-engagement officiel. Brouillé avec l’un des maîtres de l’existentialisme quant à leurs divergences d’opinions sur les aberrations du régime stalinien, il a souffert d’être seul contre l’élite bien-pensante de son époque (une émouvante évocation de ce drame est transposée dans La Chute). Deux ans avant la proclamation de l’indépendance algérienne en 1962, l’homme qui voulait se ranger des « justes » meurt, fauché dans un accident de la route. Personne ne saura jamais sa réaction possible, emportée elle aussi dans la tombe.
Pour apprécier à sa juste valeur la proposition orchestrée par Jean-Marie Papapietro (lui-même né en Algérie et ayant émigré en France comme Camus), les spectateurs et spectatrices doivent connaître minimalement le corpus camusien. L’approche documentaire expose ici d’innombrables faits marquants de sa trajectoire, traduits dans un souci d’honnêteté intellectuelle irréprochable. Les perceptions possibles à ses écrits ou déclarations (judicieusement incarnées par les comédiens) montrent que l’intellectuel favorable à l’harmonie des peuples sur un même territoire s’éloigne du cliché du « pur et dur » qu’on a voulu lui accoler. Par ailleurs, le metteur en scène a occulté judicieusement toute association douteuse ou racoleuse avec d’autres réalités géopolitiques.
La grande force de cette Énigme Camus demeure son aptitude à traiter des faits sans tomber dans l’hagiographie ou le règlement de compte, avec à l’arrière-scène la constante représentation physique de la mère (silencieuse, mais très présente). Par exemple, lors de la scène de reconstitution d’une conférence de presse suivant la remise du Prix Nobel en 1957, le protagoniste (joué par l’un des comédiens) précise le sens exact d’une citation mal comprise par ses interlocuteurs sur son parallèle entre le sens de la justice et sa mère. Le texte sur les errances de la gauche (« à laquelle j’appartiens malgré moi et malgré elle ») demeure en 2014 un joyau de lucidité sur la valeur de l’engagement et l’obligation morale d’éviter les idéologies étouffantes et restrictives. Le court extrait de sa pièce Justes (rendu avec une grande justesse par les acteurs) témoigne d’une profonde ferveur envers l’art et l’être humain.
Par son traitement dépouillé et l’implication généreuse de toute sa distribution, le Théâtre de Fortune puise dans le cœur et l’intelligence de Camus. L’énigme Camus : une passion algérienne poursuit son chemin même après la fin de la représentation. L’auteur de La Chute en aurait-il apprécié l’exécution? Nul ne connaît la réponse ; de toute façon, pour reprendre l’une des répliques prononcées par l’un des comédiens en réponse à ceux qui voudraient récupérer la pensée de l’écrivain, « il ne faut pas ressusciter les morts ».