L’avant-gardiste Samuel Beckett, prix Nobel de littérature, a su créer des univers formels inédits, entre chorégraphies et installations, des « taches sur le silence », en écrivant de nombreuses courtes pièces qu’il nommait dramaticules. Les quatre pièces que Catherine Bourgeois présente, Quoi où, Souffle, Impromptu d’Ohio et Pas, puisent dans un théâtre absurde, avec des personnages sans réel caractère, qui s’isolent, se dédoublent, s’enferment et réapparaissent.
Travaillant avec des distributions de tout horizon, dont des acteurs ayant une déficience intellectuelle, Joe Jack et John propose des personnages spectres et désinvestis qui, couplés à la charge dramatique que portent les corps handicapés en scène, promettent de donner une résonnance nouvelle aux mots de Beckett. Catherine Bourgeois lit et dirige ses œuvres scéniques en laissant une grande place à la création de l’imprévisible. Du souffle décalé des acteurs et de cette façon de déjouer les codes du théâtre nait une chose rare, entre beauté, douleur et candeur. Abîmés est la première incursion de la compagnie dans une œuvre de répertoire.
Dramaturgie Pénéloppe Bourque
Conception Jean-François Boisvenue et Julie Emery
Crédit photo TDP
Mercredis causerie après la représentation - 5-12-19 octobre
Durée : 1h15
Une production Joe Jack et John
Salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier
4353, rue Sainte-Catherine Est
Billetterie : 514-253-8974
Pour sa nouvelle création, la compagnie Joe Jack et John s’attaque pour la première fois à une œuvre de répertoire en montant Abîmés, qui rassemble quatre dramaticules de Samuel Beckett écrits entre 1970 et 1985 : Pas, Souffle, Quoi où et L’Impromptu d’Ohio. On associe habituellement le dramaturge d’origine irlandaise au théâtre de l’absurde et à la difficulté de vivre avec le poids de l’existence. Toutefois, beaucoup d’humour se dégage de ses pièces qui mettent en scène des antihéros sans véritable personnalité, qui apparaissent et disparaissent sur scène comme des spectres.
Depuis 13 ans, la metteure en scène Catherine Bourgeois prône un théâtre performatif et inclusif mettant en vedette des distributions atypiques. Elle aime travailler avec ses acteurs comme avec des matériaux bruts et elle prône un jeu naturel où l’accident et l’imparfait ont leur place. Pour elle, les comédiens vivant avec un handicap déjouent les codes du théâtre et font preuve d’une candeur et d’une spontanéité naturelles que les acteurs habituels arrivent difficilement à reproduire. C’est sans doute pour cette raison qu’elle multiplie les collaborations avec certains artistes au fil de ses créations. C’est le cas de Michael Nimbley, qui en est à sa quatrième production de Joe Jack et John, et dont la simple présence en scène est bouleversante. Dans L’Impromptu d’Ohio, c’est lui qui rythme et orchestre le monologue du « Reader » interprété par Marc Béland. Celui-ci lit une histoire à voix haute, alors que Michael Nimbley, dans le rôle du « Listener », frappe la table avec sa main pour l’obliger à ponctuer sa lecture, à répéter certains passages ou à attendre son signal pour poursuivre sa lecture.
La comédienne Gabrielle Marion-Rivard est étonnante dans Pas, pièce dans laquelle elle marche inlassablement d’un bord à l’autre de la scène en adressant ses doutes et ses angoisses à sa mère. C’est par l’usage de la vidéo que ce personnage secondaire est représenté, alors qu’un filament noir projeté au fond de la scène oscille pour accompagner une voix hors champ qui se fait entendre. C’est aussi la vidéo qui subdivise l’espace scénique, alors que de larges traits noirs se tissent entre les personnages, sur le sol comme au mur, afin d’accompagner les acteurs dans leur performance. Le travail vidéo de Jean-François Boisvenue est également au cœur de la pièce Souffle, qui consiste en une « virgule dramatique » muette de 24 secondes consistant à éclairer un détritus sur un fond sonore composé de bruits de respiration. Chacune des autres pièces est entrecoupée d’une vidéo montrant le processus de décomposition d’un corps organique (un lys, une poire et une souris), rappelant du même coup aux spectateurs qu’ils sont tous destinés à ce même sort.
En rassemblant ces quatre courtes pièces de Beckett, Catherine Bourgeois prouve que certains sujets universels se passent de mots pour être ressentis et compris par tous, et que rarement un théâtre aura fait autant réfléchir que celui de Beckett.