Texte : Étienne Lepage
Mise en scène : Claude Poissant
Avec Alexandrine Agostini, Michel Bérubé, Anne-Élisabeth Bossé, Annette Garant, Maude Giguère, Jacques Girard, Hubert Lemire, Jonathan Morier, Daniel Parent, Mani Soleymanlou
Dix personnages surgissent et prennent le crachoir. Ils disent tout ce qu'ils pensent, les mots et les idées qui émanent de leur vécu immédiat. Avec eux, les tabous tombent et les points de vue inquiètent. Si leur impudeur fait rire, leur sincérité trop grande irrite. L'histoire qu'ils s'inventent ensemble pour sortir de leur banalité exceptionnelle nous connecte furieusement à l'état du monde et à ses appels à l'aide. Voici l'humain ordinaire dans toute sa splendeur, la gueule acérée.
Étienne Lepage sort de l'École nationale de théâtre du Canada en 2007. En 2008, sa pièce LE MARIAGE DE FRANCIS CAMÉLIAS remporte l'Aide à la création du Centre National du Théâtre, à Paris. Sa traduction de BLACKBIRD, de David Harrower, mise en scène par Téo Spychalski, a été de la programmation 2009 du Théâtre Prospero. À l’automne 2010, son texteÉCLATS ET AUTRES LIBERTÉS sera créé par Benoît Vermeulen.
Assistance à la mise en scène et régie Catherine La Frenière
Décor Guillaume Lord
Costumes Marc Senécal
Lumières Erwann Bernard
Musique Antoine Bédard
Maquillages Florence Cornet
Mouvement Caroline Laurin-Beaucage
Une production du Théâtre PÀP
par Daphné Bathalon
La pièce présentée à Espace Go jusqu’au 14 novembre peut plaire ou déplaire. Pour l’apprécier, il faut aimer les mots crus, râpeux, les mots qu’on tait. Il faut accepter d’être brusqué, ballotté et choqué. Rouge gueule d’Étienne Lepage est une pièce qui fouille dans les tripes de ses personnages pour en extraire, non le mauvais, mais le sale. Lumière (crue) donc sur des personnages qui s’amusent, en 17 tableaux, de ce qu’ils disent et peuvent nous faire croire.
Ces personnages, dont la soupape saute, ne retiennent plus aucune pensée, aucune parole, même les plus inconvenantes. Ils savent qu’on ne devrait pas avouer être devenu médecin juste pour « pogner des filles », qu’on ne doit pas dire que les gens laids nous dégoûtent ni que ceux-ci sont humains… quelque part sous leur laideur. On ne peut pas non plus dire à une camarade de classe qu’on a envie de lui sucer l’anus. Voilà le genre de confidences auxquelles le public est confronté. Les aveux mettent parfois mal à l’aise. L’auteur a d’ailleurs habilement joué de ces malaises en faisant brusquement changer le ton de ses personnages : « Ben non, c’t’une joke! » lance ainsi un homme après nous avoir raconté, sur un ton très sérieux et dramatique, le massacre de son village. Impossible de démêler le vrai du faux. Le public, soulagé, se décrispe et rigole, après tout, rien n’est vrai.
« Ils sont horribles, laids, méchants, sans considération pour les autres, inconscients » mais « on les reconnaît et on se reconnaît en eux » explique l’auteur dans le programme. Pourtant, si le spectateur vit un inconfort en encaissant les cris et les mots que les personnages lui jettent au visage, son esprit ne travaille pas. Il n’a pas à chercher la cause de la colère ou de la situation dans laquelle les personnages se trouvent : il ne semble pas y en avoir. Il n’a pas à se questionner sur les échos que les paroles font naître en lui : les personnages affirment une chose et son contraire. Le spectateur reçoit simplement le magma et ne sait trop quoi en faire en sortant de la salle. La force d’impact de cette pièce « coup de poing dans la gueule » y perd.
Claude Poissant mise sur un large espace de jeu complètement dégagé. On ne sait pas où l’action se situe, les éléments du décor, à l’instar des personnages nous envoient des messages contradictoires. Le lieu ressemble à un bâtiment désaffecté et vidé, par contre une murale recouvre tous les murs. Des grues blanches, symbole de sagesse dans la culture asiatique, y figurent, prenant leur envol. Les personnages, eux, restent toujours bien ancrés au sol. Un lustre au plafond suggère un vaste appartement. Des portes et des fenêtres mènent vers un extérieur auquel on n’a pas accès. Au milieu de ce nulle part, la mise en scène de Poissant est bien rodée : les tableaux se succèdent, sans temps mort et sans logique apparente. Un simple rappel de la première scène boucle la pièce. Lors de ses deux apparitions, et particulièrement dans ce dernier tableau, Alexandrine Agostini réduit la salle au silence. Plus un rire.
Rouge gueule est une pièce déroutante et décapante parce qu’elle nous laisse désarmés, ne sachant comment on doit réagir, ce qu’on doit en comprendre et en retenir. Claude Poissant confiait en entrevue vouloir obtenir « autant de réactions qu’il y aura de spectateurs ». Parions que l’objectif sera atteint.
« Si j’avais un bouton / devant moi / juste là / qui servait à faire exploser la terre / je pèserais dessus. Juste… » Après avoir été ballottés dans un sens puis dans l’autre sans jamais quitter la laideur de l’âme humaine et sa bassesse, on a presque envie, nous aussi, d’avoir l’opportunité d’appuyer sur le bouton rouge qui anéantira l’humanité. Peut-être est-ce finalement ce qu’on en retiendra.