Des paroles viennent, je ne sais d'où : "When you look at me, you can see the other selves you could have been. Magical and monstrous." Mes mots éteindront tous les feux de la terre!
Ana Poète, Vancouver 1970.
Ana possède un don. Elle peut se dédoubler. Lorsqu'elle le fait, elle devient une nouvelle femme. Cette nouvelle Ana se retrouve dans un nouveau corps, parfois dans un autre pays, parfois parlant une autre langue. De nouvelles expériences s'offrent à elle, tandis que les autres Ana, laissées derrière, continuent leur vie. De femme à déesse, Ana sera tour à tour mère, meurtrière, danseuse, prostituée, artiste et tant d'autres. Son arbre généalogique est impressionnant : les premières traces d'elle remontent à 5 000 ans, dans la ville mythique d'Ur. ANA n'est pas une histoire de femmes, c'est le récit d'une femme à travers l'Histoire.
ANA est l'un de ces projets théâtraux dont la pertinence sur les plans artistiques et sociologiques transcende les particularités des pays d'où ils proviennent. De renommés praticiens de théâtre du Québec et de l'Écosse se sont penchés ensemble sur un problème de santé en nette progression au XXIe siècle : la dépression nerveuse. De cette collaboration est née une œuvre théâtrale audacieuse. Inspirée de la légende sumérienne de la déesse Inanna, descendue aux enfers, la pièce raconte le périple d'Ana à travers la souffrance éprouvée par des figures de femmes à différentes époques.
Assistance à la mise en scène : Suzanne Crocker
Décor : Louise Campeau
Costumes : Megan Baker (Écosse)
Lumières : Martin Labrecque
Son : Philip Pinsky (Écosse)
Vidéo : Gabriel Coutu-Dumont
Une collaboration entre le Québec et l'Écosse
Une coproduction IMAGO Théâtre + Stellar Quines Theatre Company
par Ariane Cloutier
Sur scène se trouvent six femmes dans des cages de verre, évoquant les vitrines d’une exposition de « freak show ». Un bonimenteur nous présente progressivement chacune d’entre elles, à la manière d’un cirque ambulant. De différentes époques, origines et vocations, soit poète, religieuse, intellectuelle, scientifique, prostituée, guerrière, toutes les Ana sont vêtues d’un rouge profond, utérin : le rouge du sang, de la vie, de la passion. La pièce commence sous une projection d’étoiles au moment où la déesse Inanna, née du Dieu du ciel, est désignée pour régner sur le monde souterrain. Selon une variation de la légende sumérienne, elle descend sur terre pour s’unir à l’homme. Son sang formera les rivières et elle deviendra symbole de la fertilité, de la terre et du don de vie.
En première mondiale à l’Espace Go, cette pièce produite par les compagnies Imago Théâtre (Montréal) et Stellar Quines Theatre Company (Edinburgh) s’inscrit à la perfection dans une programmation consacrée à un théâtre d’avant-garde construit autour de l’univers féminin. Souhaitant depuis plusieurs années travailler en collaboration, les directrices artistiques Clare Schapiro et Muriel Romanes affirment avoir voulu initialement unir leurs efforts créatifs autour de la thématique de la dépression, volonté qui s’est muée en une pièce existentialiste sur la lutte pour la survie et contre un sentiment de culpabilité originel. Les auteurs Pierre Yves Lemieux et Clare Duffy ont suivi un parcours exploratoire bilingue à travers un processus créatif que Serge Denoncour, metteur en scène, qualifie d’inusité et d’ambitieux.
Ana est présentée à la fois comme une créature polymorphe, comme une humaine et comme une déesse, au prise avec son destin. Tour à tour fille, mère, protectrice et cruelle, elle est empreinte d’une force de caractère qui transcende le temps. Cette dualité se sent dans toutes les sphères de la création : dans les personnages, la mise en scène et le langage - l'anglais et le français. Ana possède une conscience de ses doubles qui donne naissance à des personnages prophètes approchant un « savoir universel » lorsqu’assumée, ou tourmentés lorsque refoulée. Les dédoublements d’Ana nous ramènent à la pérennité de l’être féminin à travers ce qui le définit le plus simplement : l’action de donner naissance. Ces multiples personnages invoquent les facettes de la déesse mère sous toutes ses formes (Inanna, Ishtar, plus près de nous, Sainte-Anne…) traversant différentes époques et cultures. Parmi les personnages historiques et mythologiques sont intégrés quelques Ana de la vie courante, anonymes passagères de l’histoire.
La scénographie sert remarquablement bien le propos. Des modules mi-transparents, mi-réfléchissants, se transforment pour cacher, encadrer, laisser entrevoir ou réfléchir les Ana. L’espace établi est alors rehaussé de projections venant y tapisser les différents lieux en textures visuelles représentatives de l’époque. Les dates et les emplacements sont établis parfois par ces effets visuels, parfois par le présentateur, interprété avec esprit par Alain Goulem, dont les interventions ponctuent ce parcours historique et nous guident vers l’époque actuelle. Les comédiennes Catherine Bégin, Selina Boyack, Lisa Gardner, Frances Thorburn et Magalie Lépine-Blondeau nous livrent une gamme impressionnante de personnifications diversifiées. Sont particulièrement inquiétantes Selina Boyark et Lisa Gardner dans leurs rôles d’enfants révélant un savoir inné. Catherine Bégin propose une interprétation saisissante de l’artiste visionnaire empreinte d’une inspiration qui mène au dérapage psychologique. La ligne semble bien fine entre le délire et l’illumination, alors que Dominique Leduc nous offre la personnification douce amère d’une femme dont la charmante folie conduit à la fatalité. Oscillant entre la passion, l’assurance et le déséquilibre mental, les personnages dégagent principalement une force de caractère qui dérange leur environnement.
Ana est la force femme, la mère universelle. Celle qui donne la vie et celle qui la reprend. L’entité d’Ana se dédouble à chaque fois qu’elle vit un moment troublant dans cette vie, une sorte de petite mort. Ce phénomène n’est pas sans rappeler la réincarnation propre aux religions hindouistes, bouddhistes ou encore, l’Éternel retour mésopotamien selon lequel l’histoire se répète en boucle, sans fin. Sa quête inassouvie est celle de tous les êtres humains, celle de donner un sens à leur cycle d’existence.
La pièce Ana propose un voyage temporel audacieux à la recherche de l’identité féminine, soutenu par une prose précise allégée d’un humour délicatement teinté de noir.