16 juin 1904. Deux heures du matin. Leopold Bloom, un peu ivre, vient s’écrouler dans le lit conjugal, après une journée de dérive dans Dublin. Ce même jour, dans ce même lit, sa femme Molly l’a trompé.
Ne retrouvant pas le sommeil, Molly s’abandonne au flot débordant de ses pensées où s'entremêlent confidences et désirs érotiques. Elle songe à sa journée (avec son amant Boylan), à son mari, à l'amour, à son corps, à sa beauté, à sa carrière de cantatrice, à son enfance à Gibraltar, à ses enfants, jusqu'au souvenir jouissif de son « oui » à la demande en mariage de Leopold, 16 ans auparavant.
« Oui », ce mot ouvre et clôt le célèbre monologue intérieur de Molly, imaginé par James Joyce dans le dernier chapitre de son mythique roman Ulysse. Cette prise de parole est sans doute l'une des plus extraordinaires incursions littéraires faites par un homme dans les jardins secrets de la féminité, qui plus est, en 1922. La parole s'y écoule comme une suite ininterrompue et incontrôlée de mots qui servent une pensée libre, féminine, intime et pourtant universelle.
James Joyce (1882-1941) est un romancier et poète irlandais considéré comme l'un des écrivains les plus influents du XXe siècle. Parmi ses œuvres majeures, on compte le recueil de nouvelles Les Gens de Dublin (1914), et les romans Dedalus (1916), Ulysse (1922) et Finnegans Wake (1939). Dès sa parution aux États-Unis, Ulysse suscite la controverse, puisque jugé obscène, et est interdit jusqu'en 1931. Qualifié de « cathédrale de prose », le roman est considéré comme l'un des plus importants de la littérature moderne. Les noms Joyce et Bloom sont étroitement liés dans la culture irlandaise : depuis 1954, on célèbre l'auteur dans tout le pays lors du Bloomsday, qui a lieu chaque 16 juin, jour pendant lequel se déroulent les événements fictifs relatés dans Ulysse.
À la fois fondatrice de la compagnie Sibyllines et directrice artistique du Théâtre français du Centre national des Arts du Canada, Brigitte Haentjens est réputée pour ses mises en scène au style percutant. On lui doit les spectacles LA CLOCHE DE VERRE de Sylvia Plath, BLASTÉ de Sarah Kane, LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS de Bernard-Marie Koltès et L’OPÉRA DE QUAT’SOUS de Bertolt Brecht. Pour le solo de MOLLY BLOOM, Brigitte Haentjens retrouve l'égérie de tant d’aventures artistiques, la comédienne Anne-Marie Cadieux, qu'elle a dirigée dans QUARTETT d’Heiner Müller, ÉLECTRE de Sophocle et MADEMOISELLE JULIE d’August Strindberg, trois spectacles créés à ESPACE GO, de même que dans MALINA d'après Ingeborg Bachmann et DOULEUR EXQUISE de Sophie Calle, deux créations de Sibyllines.
Dramaturgie : Mélanie Dumont
Assistance à la mise en scène : Colette Drouin
Scénographie : Anick La Bissonnière
Lumière : Étienne Boucher
Vidéo : Sylvio Arriola
Costume : Julie Charland
Musique : Bernard Falaise
Maquillage et coiffure : Angelo Barsetti
Tarif :
Régulier 35$
30 ans
et moins 27$
65 ans et plus 28$
Rencontre avant le spectacle
Jeudi 8 mai 2014
Brigitte Haentjens, metteure en scène
Mélanie Dumont, dramaturge
Une coproduction ESPACE GO et Sibyllines, théâtre de création
par Olivier Dumas
Sur la scène de l’Espace Go, Brigitte Haentjens s’attaque à Molly Bloom avec Anne-Marie Cadieux, l’une de ses comédiennes de prédilection. Morceau de clôture d’une saison traitant du féminin, le résultat demeure imparfait, mais parvient malgré tout à charmer son auditoire.
Écrit en 1922, le roman Ulysse de James Joyce s’est distingué par sa complexité, sa pensée foisonnante, l’enchevêtrement de divers niveaux littéraires et sa structure qui reprend les différentes parties de L’Odyssée d’Homère. Le monologue intérieur de Molly Bloom, qui sert de matériau au spectacle, se situe dans le dernier chapitre du livre. Cet extrait se veut un dévoilement intime de l’épouse de Léopold Bloom (l’équivalent pour Joyce du couple Ulysse et Pénélope) réveillée par son mari. L’incident entraîne par la suite une nuit d’insomnie. Dans ce voyage fantasmatique au beau milieu de la nuit, elle livre sans fard ou faux-fuyants, à la fois légère et grave, ses réflexions sur les rapports humains, les hommes, les femmes, le sexe et la politique. La transposition théâtrale du récit Molly Bloom a connu des relectures précédentes sur le continent européen, entre autres aux Bouffes du Nord.
C’est un flot ininterrompu de paroles échevelées, comme des divulgations autant coquines que douloureuses, sans pudeur et sans dentelles. Sur la forme poétique, il y a ici un affranchissement des règles stylistiques, aucune ponctuation ne se pointe le bout du nez. Pendant les 75 minutes de la représentation, aucune baisse de tension ou d’énergie ne se fait sentir. Le dépouillement des oripeaux psychiques de Molly passe rondement ; par contre, certaines ruptures auraient été bénéfiques et auraient donné plus de puissance au rythme de la pièce.
À l’époque, l’œuvre de James Joyce était reconnue grâce à ce passage, essentiellement pour son audace dans le traitement de la psyché d’une femme vue par un auteur de sexe masculin. En 2014, le propos ne choque plus vraiment, d’autant plus que des dramaturges féminines et des écrivaines ont osé transgresser les barrières. Au Québec, la remarquable création La Nef des sorcières, les solos sublimes de Pol Pelletier et les écrits de Louky Bersianik (dont l’incontournable La Main tranchante du symbole) ont été, entre autres, des moments charnières dans l’élaboration de la construction d’un univers féminin (et féministe) riche et foisonnant. Pour sa dimension poétique et éthique des sentiments et pulsions du «deuxième sexe», les états d’âme décrits par Joyce se démarquent surtout par la ferveur poétique. Le propos charnel apporte plus de sourires que de récriminations. Si l’emballage visuel confère à ce strip-tease de l’âme une dimension de cocon et de musique de chambre, le monologue peut même ressembler également, par ses détails croustillants, à un numéro de drag queen dans la lignée des prestations de Mado Lamotte.
Reconnue pour son audace à incarner des rôles qui embrasent l’impudeur et la provocation, Anne-Marie Cadieux semble ici timide si l’on compare avec certaines de ses prestations les plus violentes et mémorables de mémoire de critique, notamment Gertrude le cri d’Howard Baker, une production présentée sur le même plateau de l’Espace Go. Même si elle mord dans les mots irrévérencieux de la plume de l’auteur, l’actrice emblématique de Brigitte Haentjens et de Robert Lepage incarne cette figure de manière trop linéaire, sans aller au bout de la rage et de l’impertinence que permet le récit. Lors de la dernière représentation de la première semaine, la voix manquait encore de projection et de puissance pour rendre toutes les nuances, les détresses et les solitudes de cette femme à la fois rebelle et prisonnière de son destin et de son enveloppe corporelle. Évoquant autant le personnage de La Petite sirène (qui a inspiré une «piécette» à Marguerite Yourcenar) et la chanteuse britannique PJ Harvey, époque To bring you my love avec ses cheveux bouclés et sa robe rouge, Molly Bloom charme les yeux et les oreilles, mais aurait gagné à déployer une plus grande assurance dans les passages plus intenses. Par exemple, elle témoigne d’un aplomb remarquable et d’un sarcasme contagieux lorsqu’elle déplore la faible présence de femmes en politique. On croirait presque que ses remarquables font référence à notre situation actuelle alors qu’est débattue la pertinence d’instaurer ou non des quotas de représentations féminines dans les principaux partis.
La mise en scène de Brigitte Haentjens se démarque surtout pour ses qualités visuelles éclatantes et impressionnistes. Ce décor dichotomique surprend autant par son évocation d’un climat intimiste que par sa froideur blanche immaculée. Le résultat crée une impression attrayante pour le regard, mais empêche d’entrer de plein cœur et de plein fouet dans les pensées de l’héroïne. Ici, la démarche de la directrice artistique de la compagnie Sibyllines rappelle une autre de ses productions, soit Vivre, sa relecture de Virginia Woolf pour son expérience esthétisante (malgré une présence moins marquée des questions reliées aux identités sexuelles). La dimension cérébrale prend le dessus sur les émotions serties dans un écrin plus feutré. La scénographie constituée d’une structure ondulée évoque les courbes d’une femme et permet à l’actrice de ne pas sombrer dans le statisme.
Sans s’aventurer aussi loin dans les expressions populaires que dans son travail sur L’Opéra de Quat’sous de Brecht, brillamment revisité par Haentjens, la traduction de Jean Marc Dalpé ne lésine pas à employer un vocabulaire explicite pour rendre palpable les tensions et sensations de Molly. Le choix d’un lexique près de la langue parlée québécoise (sans toutefois tomber dans le joual) permet une identification et un intérêt pour les aveux de ce personnage, sans avoir l’impression d’assister à une simple mise en lecture d’un texte désincarné.
Dès la fermeture des lumières, Anne-Marie Cadieux a reçu une ovation spontanée du public masculin et féminin. Malgré ces partis-pris formalistes, les aventures de Molly Bloom ont sans aucun doute frayé leur chemin auprès de ses confidentes et confidents d’un soir ou d’une matinée.