Le 15 février 1937, Evguénia Guinzbourg est arrêtée et accusée de « terrorisme trotskyste ». Intellectuelle reconnue, communiste convaincue, elle croit à une erreur. Avec plusieurs milliers d’hommes et de femmes, elle voit son monde s’écrouler alors que le régime dans lequel elle avait placé tous ses espoirs et toute sa conviction se retourne contre ses intellectuels dans un excès de paranoïa. En prison, entre les interrogatoires et les séances de torture, Guinzbourg se lie avec d’autres prisonnières.
La diversité des allégeances des prisonnières et leurs réactions face à l’absurdité de leur incarcération offrent une lecture plus complexe et nuancée que l’habituelle représentation des purges staliniennes. Un humour noir ponctue leurs discussions, alors que la solidarité qui les unit offre un rempart contre le désespoir.
LE VERTIGE est tiré des mémoires d'Evguénia Guinzbourg, professeure d'histoire et membre active du Parti communiste. La pièce lève le voile sur une part importante de l'identité russe avec ce texte présenté presque sans interruption depuis un quart de siècle dans le pays de Vladimir Poutine. Ce texte, reconnu comme l'un des premiers témoignages des horreurs du régime stalinien, raconte comment, en prison, entre les interrogatoires et les séances de torture, Guinzbourg se lie avec d'autres prisonnières.
Bien qu'INTO THE WHIRLWIND (LE VERTIGE) ait connu un grand succès à Londres et sur Broadway dans sa version originale avec surtitres anglais, aucun artiste de l'Occident ne s'était encore approprié ce texte captivant.
Assistance à la mise en scène et régie : Claire L’Heureux
Décor : Olivier Landreville
Costumes : Caroline Poirier
Lumières : Jocelyn Proulx
Musique : Catherine Gadouas
Photo : Marie-Claude Hamel
Une production du Théâtre de l'Opsis
par Olivier Dumas
Pour souligner ses trois décennies d’existence, le Théâtre de l’Opsis livre avec Le Vertige, une proposition puissante sur les camps de concentration soviétiques.
Le sujet demeure toujours douloureux même en 2014. Cela n’a pas empêché et n’empêche pas au Québec certains radicaux de la gauche (minoritaires, tout de même) de se réclamer de la pensée et des actions de Staline. Par ailleurs, l’écrivaine France Théoret a publié une trilogie (comprenant La Femme du stalinien) sur les dangers des idéologies façonnées par le Petit père des peuples pour des individus en territoire nord-américain. La production théâtrale orchestrée par Luce Pelletier trouve donc un ancrage pertinent sur des thèmes ayant eu des résonnances ici.
Toujours dérangeantes malgré une importante production littéraire et artistique, les réalités décrites par Evguénia Guinzbourg (1919-1977) s’inscrivent dans un devoir de mémoire et de conscience. D’autres plumes majeures telles Margarete Buber-Neumann (Prisonnière de Staline et d'Hitler), Varlam Chalamov (Récits de Kolyma), le fils de Ginzbourg, Vassili Aksinov (Une saga moscovite), Alexandre Soljenitsyne (L’Archipel du Goulag) et Jacques Rossi qui raconte ses 24 années d’enfermement dans Le Manuel du Goulag, ont frappé les esprits par leurs descriptions sans complaisance des sévices infligés par des dictateurs sans scrupules à des millions d’individus innocents.
Professeur d'histoire et épouse du premier secrétaire du Parti communiste de la ville arrêtée en 1937 sous des accusations de terrorisme trotskyste, Evguénia Guinzbourg passe une dizaine d’années loin de sa famille derrière les barreaux (parfois en isolement complet) et par la suite dans des camps de travaux forcés avant d’être relâchée en 1956. Pendant près de deux heures sans entracte, sans longueur et sans temps mort, ce sont les grandes lignes du premier tome de ses mémoires intitulé Le Vertige (Le Ciel de la Kolyma en constitue la seconde partie) qui vivent et vibrent sous nos yeux à l’Espace Go.
La transposition scénique d’un roman à la scène demeure toujours une entreprise ambitieuse, surtout pour un livre de près de 500 pages. Fort heureusement, la metteure en scène a réussi à rendre palpable cette poésie tragique sans trop la simplifier. Précédemment, Luce Pelletier avait réussi une autre relecture touchante avec son adaptation du Bruit et la fureur de William Faulkner. Appuyé par une musique originale frémissante de Catherine Gadouas, le découpage du récit en courtes scènes intenses donne un tableau d’ensemble plausible d’une collectivité isolée et encerclée par les forces de l’ordre. Par ses couleurs grises, le dépouillement d’accessoires sur le plateau et ses lumières aveuglantes, la production recrée impeccablement l’aliénation tout comme la barbarie lorsque la dictature envahit la société et torpille ses idéaux démocratiques. Par exemple, la simple présence de tasses (dont certaines ébréchées) rationnées à une seule par prisonnière expose toute l’ampleur des privations des besoins essentiels. Avec son décor constitué, entre autres, de panneaux métalliques polyvalents (servant à la fois de murs pour les passages d’interrogatoire et de lits inconfortables pour les détenues), le public vit de l’intérieur les actions, gestes et émotions des protagonistes. Lors de la séquence de protestations des détenues qui réclament le droit de prendre sa douche, l’effet de groupe atteint une puissante dimension chorale à la fois festive, grave et revendicatrice grâce aux cris et chants (dont le célèbre Tout va bien madame la marquise).
Le Vertige réunit près d’une trentaine de comédiennes et de comédiens sur scène. Dans la peau de l’auteure communiste, Louise Cardinal s’impose en figure dramatique à la fois frondeuse et fragile, en quête de justice et refusant de dénoncer ses consœurs de cellules. Ses partenaires féminines toutes emprisonnées (sauf l’infirmière qui surgit presque à la fin) se révèlent à la hauteur, même si elles ne prononcent parfois que quelques répliques. Leurs confrères masculins incarnent des hommes inquiétants par leur pouvoir sur leurs victimes ou encore abrutis devant les ordres à donner. Parmi cette distribution imposante, soulignons les compositions remarquables d’Isabelle Miquelon en Milda, une prisonnière qui n’accepte pas les sévices imposés et qui en paie le prix, de Debbie Lynch-White en Fissa, une ouvrière dynamique aucunement impliquée dans les mouvements politiques ou encore d’Adèle Reinhardt, méconnaissable et touchante sous les traits d’une Nastia plus âgée.
La mise en scène de Luce Pelletier construit admirablement bien ce microcosme de cruauté, de méfiance et de solidarité. Son approche didactique rappelle certaines des judicieuses réalisations antérieures comme La Resistenza ou Le Cercle de craie caucasien de Berthold Brecht qui abordaient les dérives du politique sur la société et ses habitants. Le corps des actrices et des acteurs domine encore ici l’espace par les voix fortes et des gestes d’une précision redoutable. L’alternance des comédiennes lors des scènes de cellule démontre la maitrise du propos sans chercher à tendre vers la surenchère explicite. Une telle cohérence rend les dernières minutes encore plus émouvantes, lorsque presque toutes les prisonnières se retrouvent toutes ensemble après des années de réclusion coupées du monde extérieur. Avec Evguénia Guinzbourg, l’espoir ne meurt jamais malgré la noirceur des épreuves.
Pour le Théâtre de l’Opsis, Le Vertige constitue un joyau précieux de son répertoire. Pour tous les curieux, il nous entraîne vers des régions à la fois cathartiques et monstrueuses, quand les hommes perdent leurs visages humains.