Ils sont cinq, ils se succèdent, se détestent, s’aiment, se trahissent et sont du même sang. Ils proviennent du fond des âges et, pourtant, ils sont d’aujourd’hui. Ils passent leur vie à attendre d’être au sommet et sitôt la montagne gravie, leur chute s’amorce. Autour d’eux, leurs alliés et leurs conspirateurs. Au-dessus d’eux, les femmes, à la fois souveraines et victimes, broyées par les mâchoires de l’Histoire en marche, se défendant corps et âme pour ne pas que tout sombre.
Soixante-seize ans après que le cinéaste Orson Welles a initié, puis abandonné son projet Five Kings, le Théâtre PÀP et ses précieux partenaires s’en inspirent : ils s’approprient le « cycle des rois » et proposent un spectacle-fleuve composé d’œuvres fondatrices qu’on voit rarement assemblées, de Richard II à Richard III en passant par les Henry IV, V et VI.
Après son très beau MOI, DANS LES RUINES ROUGES DU SIÈCLE, Olivier Kemeid trempe son arme dans l’encrier et transporte les rois moyenâgeux au cœur de notre histoire politique et sociale récente. De 1960 à 2015, les cinq dernières décennies forment le plateau de leurs règnes où se dressent la beauté des utopies et le terrifiant des ambitieux.
Frédéric Dubois, que l’on a vu se mesurer à Ducharme, à Ionesco et à Ronfard, signe la mise en scène en concentrant sa charge autour des rapports familiaux et en observant finement la coulisse des pouvoirs. Il avance dans cette forêt de sens avec justesse et pleine folie.
Martin Labrecque, que l’on connaît pour ses très beaux éclairages sur plusieurs productions à ESPACE GO, signe quant à lui l’environnement scénique.
Section vidéo
Assistance à la mise en scène et régie : Stéphanie Capistran-Lalonde
Éclairages et environnement scénique : Martin Labrecque assisté de Marie-Aube St-Amant Duplessis
Costumes : Romain Fabre
Son : Nicolas Basque, Philippe Brault
Vidéo : Gabriel Coutu-Dumont
Accessoires : Fanny Denault
Maquillages et perruques : Sylvie Rolland Provost
Direction artistique : Patrice Dubois
Production déléguée : Julie Marie Bourgeois
Direction de production : Caroline Ferland
Direction technique : Simon Cloutier
Durée 240 minutes (4 heures)
Un service de traiteur sera offert sur place
Rencontre avec le public
Jeudi 22 octobre 2015, après le spectacle
Tarif 50$
Une production du Théâtre PÀP + Théâtre des Fonds de Tiroirs + Trois Tristes Tigres
En coproduction avec le Théâtre français du Centre national des Arts + Théâtre de Poche de Bruxelles
S’attaquer à Shakespeare représente un défi en soi, alors quand, en plus, on décide de se lancer dans la tâche colossale, pour ne pas dire herculéenne, de réunir dans une seule production huit pièces du Cycle des rois, forcément, on crée l’événement. L’auteur Olivier Kemeid, le concepteur Martin Labrecque, le metteur en scène Frédéric Dubois et le directeur artistique Patrice Dubois ont travaillé pendant cinq ans sur leur adaptation. Inspirée d’abord par le collage fait par Orson Welles en 1939, l’équipe de création s’est ensuite, comme le souligne Kemeid dans son mot de l’auteur, joyeusement « perdu[e] dans la forêt shakespearienne ».
Résultat de centaines d’heures d’ateliers, de rencontres et d’écriture, Five Kings – L’histoire de notre chute, présenté ces jours-ci à l’Espace Go, était un incontournable de la saison avant même le soir de sa première. Huit pièces, cinq décennies, 256 personnages réduits à une trentaine, et surtout la montée et la chute de cinq rois : cousins, pères, fils, frères. Cinq rois donc, cinq formes de pouvoir… et cinq actes : de neige, de feu, de fer, de sable et de sang.
« Nous n’avons pas le droit, par amour de notre art et par importance pour notre amitié, de nous embarquer sur un texte qui ne provoque pas en nous une folle envie de le monter, de le jouer, de le défendre becs et ongles », écrivait Kemeid à ses acolytes en mai 2014, alors que la tentation devenait grande d’abandonner le projet après une lecture décevante. Heureusement, ils se sont accrochés à leur création et nous proposent aujourd’hui une production aboutie, solide et plus pertinente que jamais en ces lendemains d’élections fédérales.
Loin d’être un simple collage de pièces, Five Kings – L’histoire de notre chute se vit et s’entend d’un seul bloc : la passation des pouvoirs, souvent brutale, et le passage d’un acte à l’autre se font sans accros au fil d’une trame qui semble toute naturelle. On a grandement simplifié l’arbre généalogique des Plantagenêt, des York et des Lancaster, changé ici et là quelques noms pour éviter les confusions entre les Henry, Édouard, Richard, et changé la nationalité des Valois, la menace ne venant plus de France, mais du Moyen-Orient. Cependant, l’histoire demeure la même : celle des guerres de successions qui ont marqué l’Angleterre.
Le spectacle-fleuve commence avec Richard II, sans doute le moins connu des cinq rois. Situé dans les années 1960, le premier acte s’ouvre sur un souverain fatigué, incarné avec finesse et sensibilité par Étienne Pilon. Il souhaite la paix dans son royaume, mais la belle ligne qu’il forme avec son entourage se brise lentement au fur et à mesure que l’unité de façade se fissure et que les tractations politiques commencent. Ce premier acte très maîtrisé est à l’image de la mise en scène de Frédéric Dubois. Pour chaque acte, celui-ci a construit une dynamique qu’il s’emploie ensuite à détruire, chacune rythmée par son époque. Ainsi, au deuxième acte, situé dans les années 1970, les personnages dansent, s’étalent, se vautrent, se chevauchent avec plaisir. On passe de la raideur au charnel. Dans un espace scénique dépouillé, où les personnages créent leurs propres frontières, leurs propres batailles et affrontements, les acteurs nous donnent à voir une danse mortelle.
L’intelligence du texte de Kemeid est de laisser toute la liberté aux spectateurs de voir et d’entendre, dans cette succession d’ascensions et de chutes, tous les parallèles qu’ils veulent avec l’histoire contemporaine. Lors de la présentation d’une première version du spectacle en Europe, les spectateurs y ont vu des références à la politique française et à Sarkozy. De notre côté, on peut tracer tout autant de parallèles avec nos propres politiciens et politiques. Les histoires, les personnages de Shakespeare sont après tout porteurs de relations humaines et de structures sociales qui n’ont ni époque ni nationalité. L’équipe de Five Kings joue parfaitement de cette liberté d’interprétation en ayant la sagesse de ne pas plaquer inutilement noms, lieux, guerres, pays dans la bouche des rois, prétendants au trône et tyrans… Mis à part dans Le roi de fer, où étrangement, on se retrouve plongé en pleine guerre du Golfe. Cette partie détonne d’ailleurs du reste du spectacle et se révèle la plus faible du lot. Transformée en Jihanne, kamikaze exaltée, la Jeanne d’Arc de Marie-Laurence Moreau, malgré toute la bonne volonté de son interprète, semble cavalièrement catapultée dans le paysage. Les nombreuses projections de bombardements aériens ou l’ajout de soldats n’arrangent rien à l’affaire.
Le spectacle est porté par un véritable élan, notamment grâce à une excellente distribution, tantôt hilarante (Jean Marc Dalpé en Falstaff est irrésistible), tantôt glaçante (lumineuse proposition de Patrice Dubois en Richard York). Les femmes s’y taillent aussi une belle place, bien qu’elles se retrouvent constamment victimes des jeux de puissance des hommes autour desquels elles gravitent. Ne nous leurrons pas, il s’agit avant tout d’une histoire écrite par les hommes. Cependant, la finale en surprendra, et avec bonheur, plus d’un dans la salle. De fait, le quatrième acte tout entier surprend, alors que Richard III prend les allures d’un soap américain à la Dynasty, générique d’ouverture inclus!
Toutefois, si on sent bien dans cette production « la folle envie » des créateurs de monter le cycle des rois, Five Kings manque de peu l’excellence qu’on aurait souhaité voir. Lui manquerait-il de la démesure attendue lors d’un tel projet? Une démesure qui serait à la hauteur des personnages broyés par la machine à faire et à défaire les rois, celle qui ne se contente pas de leur enlever la couronne, mais qui tranche aussi la tête qui la supporte! Le tourbillon de cette histoire ne nous emporte jamais totalement, ne donne pas l’impression d’une vague balayant tout sur son passage. Plusieurs bons moments ponctuent pourtant le spectacle et font qu’on ne voit pas filer les heures. Entre la reddition humiliante de Richard Plantagenêt, l’affrontement entre Henry Lancaster et son fils Harry ou l’entrée en scène des York, façon « mafia à l’américaine », le spectateur n’a guère le temps de s’ennuyer. Quand Richard York, enfin couronné après s’être débarrassé de tous les « obstacles » sur son chemin, force l’arrêt du spectacle et brise allègrement le quatrième mur, Patrice Dubois chevauche alors la vague de ce projet démesuré, et, enfin, on touche un peu au sublime attendu.
Five Kings – L’histoire de notre chute est de ces productions qu’on se plaît à voir tant le voyage est agréable, et l’ambitieuse production a le grand mérite d’offrir une relecture intelligente des mécanismes politiques et des notions de transmission dans l’œuvre shakespearienne.