Théâtre, musique, vidéo… La vie de Pauline Julien comme métaphore de notre époque, de notre désir de pays, de changements… Que reste-t-il des lendemains chantants ? La question de nation n’est-elle qu’une chanson à répondre par un oui ou un non ? Et je m’appelle comment, déjà ? T’en souviens-tu, Pauline ?, du Théâtre AcharnéE en coproduction avec Rouge-Gorge.
Politique québécoise — Révolution tranquille — Identité — Héritage culturel — Nationalisme
Concepteurs : Valérie Bourque, Karine Galarneau, Paule-Josée Meunier, Gabriel Poirier-Galarneau, Virginie Reid, Michel Smith
Production Théâtre AcharnéE en coproduction avec Rouge-Gorge
par Olivier Dumas
C’est par amour que nous changeons d’histoire, c’est par amour que nous changeons l’histoire.»
- Extrait d’Urgence d’amour, paroles de Pauline Julien et Madeleine Gagnon
N'ayons pas peur des mots: le spectacle T’en souviens-tu Pauline? est un électrochoc autant par sa portée poétique, sa transmission d’un héritage fécond que par son message engagé et engageant.
La coproduction du Théâtre AcharnéE et de la compagnie Rouge-Gorge constitue ce genre de manifestations artistiques qui secoue les tripes et le cœur, même plusieurs jours après la représentation. Précisons toutefois que l’auteur de ces lignes a eu l’immense bonheur de connaître depuis une dizaine d’années l’ampleur et la richesse de l’œuvre de Pauline Julien, grâce, notamment à l’animatrice Monique Giroux et au parolier Marc Chabot, qui ont su témoigner de leur affection pour cette grande dame de la chanson québécoise. Un critique néophyte de répertoire unique aurait possiblement une appréciation différente de ce solo magnétique.
Au deuxième étage de l’Espace Libre, la comédienne Audrée Southière nous accueille avant d’entrer dans la petite salle où se déroulera ce rendez-vous théâtral. Menue avec ses cheveux bouclés et sa voix expressive qui évoquent la figure de la chanteuse disparue le 1er octobre 1998, elle regarde les spectateurs et spectatrices droit dans les yeux. Elle prend quelques instants pour certaines mises au point nécessaires. La production ne s’inscrit pas dans une mode biographique ou hagiographique. L’hymne le plus célèbre de la Passionaria du Québec, soit l’Âme à la tendresse, ne sera pas chanté. Son intimité avec le poète et ministre péquiste Gérald Godin (quelques fragments sont perceptibles dans le touchant livre épistolaire La Renarde et le Mal-peigné) ne sera pas abordée.
Les concepteurs et conceptrices ont ici le mérite d’esquiver toute tentation de facilité ou d’images surfaites qui ont pu s’immiscer dans la tête des gens. C’est là toute la force, la richesse et la pertinence de T’en souviens-tu Pauline?, c’est-à-dire une rencontre fusionnelle entre deux femmes (Audrée et Pauline). Ce n’est pas une création sur Pauline Julien, mais plutôt avec elle. L’héritage artistique de l’ainée tente de répondre aux aspirations et interrogations d’une jeune actrice dans le tumulte de sa vie. Un extrait de la chanson Litanie des gens gentils (Polis, gentils, ravis, soumis…) nous invite à pénétrer dans le lieu de cette expérience.
Sur l’un des murs de l’espace aménagé, nous voyons plusieurs reproductions de 33 tours de la chanteuse (dont plusieurs n’existent malheureusement pas encore en format CD ou sur les plateformes numériques). Pendant une heure, la magistrale prestation solo d’Audrée Southière est ponctuée d’extraits musicaux, de parcelles d’une entrevue de Pauline Julien avec la regrettée journaliste Andréanne Lafond et de projections vidéos (notons par ailleurs l’absence d’images de l’interprète).
La protagoniste emménage dans un appartement minuscule et cherche des repères personnels et sociaux dans un pays «qui s’est évanoui entre le oui et le non», pour reprendre une expression de l’écrivaine (et également parolière d’une chanson pour Pauline Julien qui n’a pas été retenue parmi le corpus de la production, Tu me dis) Suzanne Jacob. Sa reprise du Temps des vivants, écrit par le poète Gilbert Langevin, témoigne parfaitement de cet état d’esprit de dépasser les limites sclérosées de la société. Pour accompagner ses errances, espoirs et désespoirs, le fantôme de l’artiste emblématique des aspirations indépendantistes et féministes du peuple québécois devient un point d’ancrage à cette jeune créatrice du 21e siècle. Habilement, les répliques composées par la comédienne se conjuguent aux paroles de chansons connues et méconnues (notamment pour l’inoubliable L’étranger, et Faudrait, concoctée par Réjean Ducharme). Quelques passages en anglais témoignent de notre ambivalence face à la préservation et à la transmission de notre langue française.
Reprendre des morceaux d’un parcours professionnel exemplaire comporte souvent des défis. Ici, la metteure en scène Mathilde Addy-Laird et ses acolytes ont judicieusement extirpé chacune des pierres précieuses pour concevoir une mosaïque profondément émouvante, aussi intemporelle que brûlante d’actualité. Rien ne paraît plaqué ou superflu. L’intime et le collectif se côtoient, se déchirent, se rapprochent. Les dilemmes sentimentaux se pointent également le bout du nez, entre autres lorsqu’on entend en fond sonore une version instrumentale d’Un gars pour toi, pièce musicale qui a servi d’amorce à la construction du spectacle. C’est aussi pour tous et toutes l’opportunité de redécouvrir le répertoire de chansonniers d’ici, que l’on reçoit dans les oreilles avec bonheur, dont des paroles de Raymond Lévesque (Trois milliards d’homme), Anne Sylvestre (Je cherche mon chemin, Une sorcière comme les autres), de Gérald Godin (une adaptation française des Oiseaux du paradis du compositeur argentin Astor Piazzolla) et de Pauline Julien elle-même (Insomnie blues).
Lorsque Audrée (et Pauline) quitte le plateau sur des mots prophétiques des Fées ont soif de Denise Boucher (pièce de théâtre qui a fait l’objet d’une lecture en 1984 avec Pauline Julien dans le rôle de la statue), on en ressort davantage que l’âme à la tendresse. Le cœur, le corps et l’esprit remercient le bijou qu’est T’en souviens-tu Pauline?. «Moi j’ai choisi la vie, oui» révélait celle-ci lors de son chant du cygne discographique en 1985 ; l’expression répond parfaitement à la démarche frémissante et nécessaire du Théâtre AcharnéE et au bonheur espéré avec ardeur par cette Audrée à la sensibilité palpable.