Après Vrais mondes : documentaires scéniques, présenté à la Cinquième Salle de la Place des Arts en 2014, la réalisatrice Anaïs Barbeau-Lavalette (Le Ring, Inch’Allah, Les petits géants) et le comédien, chanteur, réalisateur et metteur en scène Émile Proulx-Cloutier (Les petits géants, Aimer les monstres, 30 vies) poussent plus loin leur démarche de documentaire théâtral en explorant cette fois le quartier où se situe Espace Libre : le très éclectique Centre-Sud de Montréal. Pendant plusieurs mois, ils iront à la rencontre des habitants du quartier et puiseront, à même les témoignages qu’ils récolteront, la matière première du spectacle qu’ils vous présenteront. Ils vous feront découvrir des gens fascinants au destin hors du commun auxquels on pourrait consacrer un film entier...
Entre les salons de coiffure et les salons de pédicure, les cours d’école, les ruelles, les ateliers d’artistes établis dans trois anciennes usines de textile, les tavernes, les restos exotiques et l’énorme édifice de la Sureté du Québec, c’est tout un monde qu’ils vous donneront à voir.
Le « théâtre documentaire » a la plupart du temps recours à des acteurs pour rejouer ce que les « vrais » protagonistes ont dit et vécu. Dans leur démarche humaniste, Anaïs et Émile vous proposent le contraire. Ils se passent de l’intermédiaire qu’est l’acteur et placent la vraie personne devant vous. Le spectateur se retrouve immergé dans l’intimité propre au documentaire, mais, contrairement au cinéma, les personnes-personnages peuvent très bien entendre les rires et ressentir les malaises du public. L’histoire intime de l’un rejaillit alors sur tous, dans la communion d’une salle de théâtre plutôt que dans la solitude de nos écrans.
Pôle sud, documentaires scéniques est le premier « Spectacle de quartier » d’Espace Libre.
Prise de son Martyne Morin
Montage des entrevues Mélanie Chicoine et Mathieu Arsenault
Conception sonore Sylvain Bellemare
Scénographie Geneviève Boivin
Conception d'éclairages Alexandre Pilon-Guay
Une production Anaïs Barbeau-Lavalette et Émile Proulx-Cloutier
Avec le spectacle Pôle Sud, le directeur artistique d’Espace Libre Geoffrey Gaquère réalise le souhait de faire du théâtre de la rue Fullum un territoire d’exploration pour les artistes qui veulent encourager la participation citoyenne. Dans son mot de bienvenue, il a d’ailleurs rappelé l’article 27 de la Déclaration des droits de l’homme selon lequel « toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent. »
Créé par Anaïs Barbeau-Lavalette et Émile Proulx-Cloutier, Pôle Sud se présente comme une série de documentaires scéniques invitant huit habitants de Centre-Sud à raconter leur histoire. Tout en découvrant des personnalités fascinantes, leurs récits permettent de comprendre également l’histoire du quartier, de l’expropriation des habitants pour construire la tour de Radio-Canada aux incendies ravageurs qui ont découlé de la grève des pompiers dans les années 1970. Des images et des vidéos d’archives ponctuent d’ailleurs le spectacle pour témoigner de ces grands moments d’histoire. Aussi, signe de la rigueur de leur démarche artistique, Barbeau-Lavalette et Proulx-Cloutier ont fait appel à une recherchiste pour exécuter un travail exploratoire sur le quartier et ses habitants.
Les deux artistes ont choisi de faire des entrevues préenregistrées le moteur du spectacle. Durant les derniers mois, Anaïs Barbeau-Lavalette s’est promenée autour d’Espace Libre pour faire des rencontres. Accompagnée d’une preneuse de son, mais sans caméra, elle s’est déplacée chez les gens, qui ont eu la générosité de la laisser pénétrer dans leur univers. En sont ressortis des témoignages ultra-personnels, racontés avec une simplicité saisissante. Fous rires, lapsus, silences et hésitations ont été conservés afin de préserver la spontanéité de leurs récits.
Plutôt que de faire appel à des comédiens professionnels pour transposer sur scène les témoignages récoltés, Barbeau-Lavalette et Proulx-Cloutier ont choisi de demander aux protagonistes d’incarner physiquement leurs propres histoires. Sous le regard bienveillant de l’auteure et cinéaste, qui les accompagne discrètement sur scène, les sujets sont amenés à exécuter des gestes quotidiens liés à leur travail ou à leurs passe-temps. Cette présence de « vraies personnes » sur scène permet d’ailleurs une confrontation directe avec les réactions des spectateurs. Une dimension « performancielle » s’ajoute alors à la simple écoute de témoignages, dont les extraits ont été choisis soigneusement.
Mais la force de Pôle Sud réside surtout dans la couleur du portrait que dressent Anaïs Barbeau-Lavalette et Émile Proulx-Cloutier de Centre-Sud. Sans éviter les traits constitutifs du quartier – comme la forte présence ouvrière ou l’ouverture à la diversité sexuelle –, le couple d’artistes n’a pas cherché l’objectivité. Il a plutôt voulu présenter au public d’Espace Libre la force de certains parcours de vie : Jackie nous fait part de son passé de strip-teaseuse et son amour des parfums ; Serge nous raconte ses débuts comme orfèvre ; les jumelles Vanessa et Mélissa nous font découvrir le « parc brun », où elles aiment rejoindre leurs amis ; François nous fait part de son parcours comme biologiste judiciaire et comme spécialiste de l’étude des projections de sang ; Cybelle se confie sur son amour des mots, sur ses séjours à l’institut Pinel et sur le vide qu’a laissé dans sa vie la mort de sa mère ; Johanne nous parle de son emploi d’aide-concierge et de la difficulté de pratiquer un métier traditionnellement masculin ; Marc nous parle de son attachement à la statue commémorative du chien Grand blond dans un des parcs des rues avoisinantes.
Avec Pôle Sud,Anaïs Barbeau-Lavalette et Émile Proulx-Cloutier évitent le piège de la spectacularisation des sujets, qui aurait pu les confiner dans la marge. C’est plutôt la résilience de ces personnes qui marquent le public, lui permet également de renouveler son regard sur le quartier le plus au sud de l’île de Montréal. Si l’approche documentaire implique toujours une intrusion dans la vie des sujets qui se racontent, Pôle Sud propose une ouverture à l’autre à la fois pudique et enrichissante. Les créateurs démontrent très clairement leur admiration pour ces gens au parcours atypique qu’ils cherchent à mettre en valeur.