Ce moment-là c’est une réunion familiale sous haute tension. La rencontre impromptue entre un homme et ce qui reste de sa famille, une famille marquée pour toujours : coupable, trahie et blessée parce qu’un des siens a commis l’Irréparable.
Ce moment-là parle de résilience, cette difficile marche vers le pardon. Une marche lente et pénible par moments où l’autre – le coupable – se dresse sur notre chemin. L’homme a payé sa dette à la société, il a fait tout ce qu’il fallait faire, tout ce qui a été prévu pour lui – pour sa réinsertion – il a fonctionné à merveille, mais est-ce bien suffisant?
Après une tournée nationale en Irlande et un passage remarqué au Bush Theatre de Londres, la pièce Moment (Ce moment-là), de la dramaturge irlandaise Deirdre Kinahan, est présentée à La Licorne dans une traduction de Maryse Warda. L’auteure – à qui on doit également Hue and Cry, Melody et BogBoy – est directrice artistique de la compagnie de théâtre irlandaise Tall Tales. Denis Bernard signe la mise en scène.
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Décor Olivier Landreville
Costumes Marc Sénécal
Éclairages André Rioux
Musique Ludovic Bonnier
Tête-à-tête : le jeudi 11 octobre
Une production La Manufacture
par Olivier Dumas
Règlements de compte, famille torturée, violence trop longtemps réprimée qui éclate enfin, la pièce Ce moment-là est ponctuée de sensations fortes. La nouvelle production du Théâtre de la Licorne plaira aux nombreux amateurs de drames tordus et d’individus dysfonctionnels.
Présentée pour la première fois en français au Québec, l’œuvre de la dramaturge Deirdre Kinahan s’inscrit parfaitement parmi les textes irlandais souvent montés sur les scènes du théâtre de la rue Papineau. Songeons à Howie le Rookie, ou Le Pillowman qui abordaient également les sombres aspects de la psyché humaine. Pourtant, la violence exprimée dans Ce moment-là se situe sur un terrain plus intime. Le propos n’en demeure pas moins rugueux avec ses zones obscures et ses tragédies d’antan qui menacent de démantibuler les apparences factices du présent.
D’une construction habile, l’histoire de la pièce se concentre sur une rencontre familiale qui s’annonce orageuse. Près de l’esprit du film Rachel Getting Married de Jonathan Demme, le repas devient l’exutoire pour exorciser ses démons lors du retour de Nial qui retrouve les siens après 15 ans d’absence. Devenu artiste-peintre très coté, il voyage dans plusieurs pays au bras de sa nouvelle épouse, la séduisante Ruth. Pourtant, ce tableau aux allures idylliques ne saurait dissimuler une tragédie survenue durant son adolescence.
Dès les premières minutes, le décor de la cuisine conçu par Olivier Landreville frappe par sa blancheur froide et clinique. Il symbolise avec éclat la portée des enjeux relationnels des protagonistes dans leurs tentatives de nier les conséquences des actes du frère. Au centre du plateau, la table de la salle à manger devient l’arène de toutes les révélations difficiles, des secrets injurieux, de l’arrachement des certitudes et des mensonges noyés dans les pilules que la mère ingurgite sans arrêt. Autre point positif de cette production : les éclairages d’André Rioux traduisent avec brio les différents sentiments qui traversent ce théâtre de révélation à la cadence de montagnes russes. Ils atteignent une puissante virtuosité particulièrement dans les dernières scènes plus douces et dépouillées où l’on pourrait presque reprendre les mots de l’artiste visuel autrichien Egon Schiele: « les corps ont leur propre lumière qu’ils épuisent en vivant ».
La mise en scène de Denis Bernard fait preuve d’une grande précision qui manquait l’an dernier dans son travail sur Chaque jour de Fanny Britt. Elle se démarque principalement dans sa solide direction d’acteur. En mère surprotectrice bouffant ses valiums comme des bonbons, Louise Laparé se révèle remarquable d’intensité, dominant une distribution relevée. La sœur blessée, incarnée par Émilie Bibeau, plonge dans les abîmes de la douleur et nous offre des moments troublants de vérité. À ces retrouvailles au goût amer, le couple prodige formé par Patrick Hivon et Christine Beaulieu insuffle toute la tension, latente au premier abord, mais tranchante comme la lame d’un couteau. Sur bande pour une scène en flashback, la voix de Sophie Cadieux surprend par sa douceur méconnaissable.
Par ses thèmes exploités tout au long de ces 95 minutes, Ce moment-là touche plusieurs cordes sensibles auprès du public québécois. La résilience, l’ambivalence quant à la réhabilitation, les tentatives d’humour pour désamorcer les malheurs et l’incapacité à briser les ronronnements consensuels se répercutent souvent dans les microcosmes dépeints par les auteurs d’ici. Malgré ses références uniquement anglo-saxonnes, la traduction de Maryse Warda produit un effet miroir avec notre société.
Par contre, pour ceux et celles habitués aux univers présentés à La Licorne, le déroulement de l’action ne crée aucune surprise. Souvent prévisibles, les répliques se laissent deviner avant même d’être prononcées sur scène. Mais le résultat surprend heureusement dans son exécution minutieuse, rarement ennuyante.
Classique, mais remuante de l’intérieur, la pièce Ce moment-là secoue les fantômes du passé dans la fureur et la rage d’un monde au bord de l’implosion.