Chloé, 15 ans, décide de fuir l’existence beige et asphyxiante qu’elle mène avec sa mère. Elle prend donc la route des États-Unis pour vivre tout ce que le monde a à offrir, sans concession. Entre deux truck stops, la jeune fugueuse s’enlise dans un quotidien pétri d’abus et de violence. Heureusement, elle croise une femme-aigle qui l’aide à survivre en cavale. Derrière, elle laisse une mère désemparée par l’absence qui se prolonge et un enquêteur déterminé à faire la lumière sur cette disparition.
Percutante et audacieuse, la trame narrative d’Invisibles sert avec aplomb le thème de la solitude qui transpire du texte de Guillaume Lapierre-Desnoyers. Articulée autour de la fugue d’une adolescente, la pièce aborde aussi l’invisibilité des marginalisés de la société – ceux dont personne ne se soucie et que l’on croise sans regarder – les orageuses relations parents-ados ou encore l’amitié salvatrice qui remplace parfois l’amour déficient d’une famille dysfonctionnelle.
Après un premier roman bien reçu par la critique, Pour ne pas mourir ce soir, et sa pièce précédente, SexeMania, Guillaume Lapierre-Desnoyers poursuit avec Invisibles son exploration des zones d’ombre de notre société. Il collabore avec Édith Patenaude à la mise en scène, qui a entre autre réalisé celles de L’absence de guerre, Far Away et 1984.
Texte Guillaume Lapierre-Desnoyers
Mise en scène Édith Patenaude
Avec Josée Deschênes, Steve Laplante, Alice Moreault et Noémie O’Farrell
Crédits supplémentaires et autres informations
Décor Patrice Charbonneau-Brunelle
Éclairages Marie-Aube St-Amand-Duplessis
Environnement sonore Gaël Lane Lépine
Du lundi au jeudi 19h, vendredi 20h
Tête-à-tête : jeudi 1er mars
Régulier 32,25$
65 ans et + 27,25$
30 ans et – 22,25$
Une production Stuko-Théâtre en codiffusion avec La Manufacture
Édith Patenaude n'a pas chômé ces dernières années tant sur les scènes de Québec que de Montréal. Elle a conçu les productions appréciées de 1984 d’après le roman de George Orwell, de Far Away de Caryl Churchill et un Titus qui a suscité des avis divergents auprès de la critique. Ces jours-ci à La Petite Licorne, elle propose Invisibles de Guillaume Lapierre-Desnoyers, une œuvre scénique percutante, mais aussi frustrante.
Précédemment, l’auteur avait reçu des critiques favorables pour son premier roman Pour ne pas mourir ce soir, en plus de présenter la pièce SexeMania qui se déroulait dans un bar de danseuses de la rue Ontario. Durant une heure et quart, l’histoire d’Invisibles focalise plutôt autour d’une adolescente, Chloé (Noémie O’Farrell), qui vit une relation houleuse avec sa mère monoparentale (Josée Deschênes). Pour échapper à une existence monotone et étouffante, la jeune fille décide de prendre d’assaut les routes des États-Unis. En chemin, elle rencontre une nouvelle amie Stacy (Alice Moreault) depuis longtemps en cavale dans tous les coins dangereux du pays de Trump. Ensemble, le tandem affronte les dures réalités de la vie itinérante avec ses dangers, ses fast-foods graisseux, mais aussi les joies de la solidarité féminine et l’apprentissage de la résilience. Pendant ce temps, au nord de la frontière, sa mère se morfond d’angoisse et demande l’aide d’un enquêteur (Steve Laplante).
La pièce s’amorce alors que les quatre interprètes se placent sur le plateau en regardant le public droit dans les yeux avant de prendre une place précise dans l’espace (la mère côté jardin, les deux fugueuses au centre sur une petite scène surélevée en position oblique, l’enquêteur côté cour). Parfois, derrière les deux adolescentes qui cherchent à devenir «invisibles» (d’où le titre), des projections vidéo se déploient sur un écran. Pour appuyer la longue attente vécue par le parent et les efforts souvent infructueux de l’enquêteur (l’intrigue s'échelonne sur une période d’environ deux ans), un environnement sonore élaboré par Gaël Lane Lépine laisse percevoir bien des sentiments d’angoisse et la tension voulue par le récit.
La forme du spectacle nécessite une période d’apprivoisement, surtout durant les premières scènes alors que les personnages racontent autant leurs états d’âme qu’ils les vivent. Par la suite, de tels moments de distanciation s’insèrent plus harmonieusement à l’ensemble. Au début, la haine, la colère et le mépris de Chloé à l’égard de sa génitrice semblent difficiles à comprendre, surtout que celle-ci s’apparente plutôt à une figure compréhensible et élégamment vêtue qu’à la femme pauvre ou hargneuse que laisse sous-entendre sa progéniture. Car Josée Dechênes parle d’une voix douce, avant de révéler plus progressivement une inquiétude incarnée et sincère. Seule présence masculine, le représentant des forces de l’ordre garde presque toujours son attitude stoïque avant de nous confier sa difficulté d’être confronté quotidiennement à des réalités sordides (entraînant même chez lui un fantasme de vendre des beignes avec une cinquantaine de saveurs variées). Par ailleurs, les interactions physiques limitées entre les trois «lieux» de l’action empêchent souvent le drame de prendre véritablement corps sur le plateau. Or, les scènes entre les deux copines sont dynamiques et vibrantes; leur road trip évoque un peu celui, mythique, de Thelma et Louise dans leurs tentatives de déjouer les autorités et de s’éloigner des centres urbains (dont New York auquel rêve Chloé).
Récipiendaire d’une mention spéciale dans le cadre du prix Gratien-Gélinas pour Invisibles, l’auteur, travaillant également comme coopérant volontaire en Afrique de l’Ouest, cerne en général bien son sujet même si les raisons intrinsèques de la fugue ne sont jamais assez explicitées. De plus, quelques phrases inutilement plus vulgaires entre les deux jeunes filles toujours mineures paraissent superflues. Mais fort heureusement, l’excursion dans les zones reculées du continent nous donne l’impression de voir et de ressentir le danger, la solitude et la crainte auxquels les aventurières sont confrontées. Cette facette d’une Amérique sauvage et rugueuse (avec la description de ces marécages, ces mers de boue et ces visages défigurés) est perceptible à de nombreuses reprises. Par contre, plus tard dans la partition, le dénouement laisse songeur. Alors que l'héroïne atteint sa majorité, les choses peuvent-elles véritablement revenir à une certaine «normalité», voire banale? Juste un peu avant, l’enquêteur avait souligné à la mère les risques élevés de meurtres et d’esclavagisme sexuel chez les adolescentes laissées à elles-mêmes. Bien des éléments restent donc sans réponses, alors que le duo Lapierre-Desnoyers se révèle très doué ailleurs dans son approche documentaire avec ses faits à donner des frissons.
Comme dans ses réalisations précédentes, dont 1984 et Far Away, Édith Patenaude dirige son équipe avec une belle maîtrise. Son quatuor démontre une ferveur souvent touchante, notamment Noémie O’Farrell (très forte) et Alice Moreault.
Une création comme Invisibles nous sensibilise à mieux prendre soin des autres. Le théâtre constitue ici un miroir de la réalité malgré les imperfections du traitement artistique.