Texte de Per Olov Enquist
Mise en scène Téo Spychalski
Traduction d’Asa Roussel
Avec François Arnaud,
Isabelle Tincler, Marthe Turgeon
Le monde intérieur, trouble, d’un
jeune homme, presque un garçon,
qui a commis un crime, qui a mal
agi. Il a tué. Il avait des raisons
personnelles très subjectives,
mais ce qui se passe dans sa tête – l’obsession, la maladie même –
compose une bouleversante
révélation, une confession, un
témoignage quasi mystique. Incarcéré dans une institution,
il est le sujet d’une thérapie
expérimentale. Deux femmes,
une psychologue et une religieuse
le questionnent et tentent de
comprendre les motifs qui l’ont
conduit à commettre un acte si
grave. Sa compréhension de la
vie et ses propos sont toutefois un
extraordinaire approchement au
sacré : à l’absolu, à la nature, au
monde animal, à dieu enfin, à son
dieu. Des choses profondes et
graves se disent et se vivent dans
cette cellule durant l’interrogatoire.
Les deux témoins de cette
confession se retrouvent
elles-mêmes face à des
questionnements existentiels
qui perturbent et modifient leur
conception de la vie.
Per Olov Enquist, l'un des grands écrivains scandinaves, titulaire de nombreuses distinctions, est né en 1934 dans une petite localité du nord de la Suède. Il est sans aucun doute l'un des dramaturges les plus productifs et les plus en vue de la scène nordique avec La nuit des tribades, Les serpents de pluie, Pour Phèdre, Le cercle magique et Tupilak, une réécriture de Marie Stuart de Schiller et enfin cette Heure du lynx.
Une production du Groupe de La Veillée
Prospero
1371, rue Ontario est
Billetterie : (514) 526-6582
par Mélanie Viau
Qu’a-t-il bien pu se passer dans l’esprit de ce jeune homme pour le faire basculer en dehors du temps, en dehors de lui-même ? Le son divin d’une harpe, des grenouilles à protéger, une mère malle à la main, une maison d’enfance endeuillée, devenue cendres, et puis le froid clinique d’une cellule qu’un chat arrive à réchauffer, pour un temps seulement. Le jeune homme est là, encore et encore, recroquevillé sur son tabouret, sujet énigmatique et problématique d’une étude expérimentale en psychologie, constamment épié, questionné, sermonné. Lisbeth lui assure que cette expérience vise à comprendre le pourquoi de ses actes meurtriers, mais les traits tirés et la voix aux excès hystériques de la jeune scientifique dénoncent clairement l’état du gouffre dans lequel elle s’est enlisée avec lui. Que peut-on faire pour un être dépersonnalisé à coups de violence, pour qui la vie et la mort se subvertissent à l’intérieur de son corps morcelé où l’humain appelle la bête et la bête l’humain ? Quels sont les mots que la femme pasteure doit dire pour l’engager sur le chemin de la spiritualité ? Mais quelle spiritualité ? Quel dieu ?
Après La Nuit des tribades (présentée en 2002), le Groupe de la Veillée revisite les grandes interrogations de Per Olov Enquist sur l’âme humaine et sa nature insaisissable avec une œuvre aussi percutante qu’essentielle. En effet, avec L’heure du lynx, le metteur en scène Téo Psychalski nous entraîne sur la route sinueuse et obscure du trouble psychique traqué par les lois de la rationalité, dont le seul salut semble résider dans l’exaltation de l’au-delà ou de l’en deçà de l’équilibre moral consenti par la science et la religion. Plus qu’un ressassement des désordres de l’âme par une écriture mêlant les techniques du discours rapporté au style direct et l’expression d’une intimité en souffrance, le corps en scène devient ici la véritable incarnation d’images intérieures, en plus de témoigner des liens tissés entre ces personnages détenant un passé commun s’étirant bien avant le moment présent dans lequel se situe la pièce. En grand spécialiste de Grotowski, Psychalski détient l’art d’apporter en scène la dimension sacrée du corps, célébrant l’infinie possibilité de ses invocations, créant ainsi une théâtralité puissante, ouverte sur l’en-dehors.
Dans un espace stérile mis sous surveillance, les trois acteurs principaux répondent avec justesse et générosité aux exigences complexes de leurs rôles. Flamboyant, François Arnaud arrive à nous faire toucher l’extrême rudesse du texte de Enquist dans la peau d’un jeune homme à la couleur aussi fragile qu’agressive. Énergique dans ses gestes, sec dans son ton, jouant de sa crinière rebelle et de toute la gamme des rapports de forces que peut lui assurer sa grandeur par rapport à celle de ses partenaires de jeu, il apporte au personnage une dimension extra théâtrale garantissant à celui-ci une incroyable richesse. Isabelle Tincler, dans le rôle de Lisbeth, se tient agilement sur la très mince ligne de tension lui permettant de conserver les nerfs à vif sans jamais sombrer dans le déséquilibre. Carmen Jolin, que le destin a fait apparaître au sein de l’équipe à quelques jours seulement de la première représentation, use d’un calme touchant et d’une droiture impeccable. Sa grave sensibilité laisse percer les questionnements intérieurs de cette femme pasteur acculée face au doute. Gaétan Nadeau, personnage-accessoire du gardien de la cellule, ajoute à l’ensemble une teneur réaliste, mais aussi psychanalytique, comme une menace, une censure, une obligation à ne pas passer de l’autre côté. Par la symbiose de tous ses éléments scéniques, Psychalski donne une chair parfaite où peuvent se mouvoir les esprits dépeints par Enquist.
Pièce d’âme dans ses grandes frictions et ses douceurs sereines, L’heure du lynx cherche à exalter le corps pour entrevoir l’esprit, donne un corps aux mots pour leur donner le pouvoir d’agir sur. Un moment de théâtre assurément magistral.