Parcourir la même route poussiéreuse. Cracher du sable. Cracher quelque chose qui ressemble à un vieux refrain de Hank Williams. Cracher le passé et le laisser derrière, comme un cadavre poisseux sur l’accotement.
La musique, comme un « tie-wrap », garde Lulla et Jessy ensemble. Dix ans à fuir ensemble. Tous seuls. Sans papa. Sans maman. « Fucking alone ». Les gens ont toujours besoin de coupables. Ça rassure. Débiter au fil des ans des souvenirs peut-être pas véritables mais du moins supportables. « Who cares anyway ? ».
Un jour, ils sont forcés de retourner à leur maison d’enfance. « Gunshot dans ta gueule si tu ne me dis pas la vérité ». Réveil brutal.
Eugénie Beaudry, fondatrice du Laboratoire en 2008 et membre de la compagnie Dave St-Pierre depuis 2003, présente la deuxième création de sa compagnie qui regroupe des créateurs de plusieurs disciplines artistiques.
Assistance à la mise en scène Martine Richard
Lumières Alexandre Pilon-Guay
Conception musicale Olivier Picard-Borduas
Collaboration à la musique Viviane Audet
Cartes Prem1ères
Date Premières : 13 au 19 avril 2011
Régulier : 21$
Carte premières : 10,50$
Une production Le Laboratoire, théâtre de (re)création contemporaine
Prospero, salle intime
1371, rue Ontario est
Billetterie : (514) 526-6582
par Sara Fauteux
Créé en 2009 par Eugénie Beaudry, Le Laboratoire est « un lieu d’essai, de mise en commun de visions artistiques singulières et une plateforme de recherche sur les modes de transmission de l’histoire ». La jeune femme, également comédienne, est l'auteure et la metteure en scène de Gunshot de Lulla West.
Lulla (Édith Arvisais) et Jesse (Robin-Joël Cool) se traînent de « salle vide » en « sad ville » avec leur band country. Lulla rêve de devenir la prochaine Shania Twain, alors que son frère Jesse ne songe qu'à s'enfiler une dernière bière avant de partir. Dès les premières répliques, on est intrigué et touché par leur relation à la fois tendre et violente qu'on devine aussi nécessaire que consumante. On les sent intimement liés et en même temps, extrêmement seuls, étouffés par cette partie d'eux-mêmes qu'ils ignorent, qu'ils fuient l'un à travers l'autre.
À l'image de la vie qu'ils se sont construits pour mieux oublier, la pièce s'ouvre sur une trame narrative plutôt linéaire. Puis, les choses se bousculent. David (Mathieu Lepage), un fan aussi désoeuvré qu'eux, vient à leur rencontre. La vie de Lulla et Jesse devient pour lui un refuge où tromper son ennui. Ils sont donc trois à parcourir la route jusqu'au village natal. Près de la maison familiale, ils retrouvent Rouge-Gorge (Viviane Audet), une inquiétante petite bonne femme qui, tout en restant toujours en place, a fui la réalité à sa manière.
Le texte d'Eugénie Beaudry, plein des sonorités réjouissantes du chiac, est d'une poésie bouleversante et crue, et témoigne d'une intelligence et d'une sensibilité purement théâtrale. Le fond et la forme font sens de manière évocatrice. À mesure que le passé rattrape les personnages, le vent se lève, la mer se déchaîne. Et, comme si la tempête venait ébranler la structure même du récit, le rythme en devient plus fragmenté. Entremêlant les époques, les souvenirs, les rêves et la réalité, la mise en scène intègre habilement des flash-back, des moments fantasmés et quelques morceaux de musique très réussis.
Les comédiens de Gunshot de Lulla West sont à la hauteur de l'œuvre riche d'Eugénie Beaudry. Alors qu'un seul d'entre eux est originaire de la péninsule acadienne, ils maîtrisent tous l'accent du coin avec précision et parviennent à nous faire entendre la musicalité envoûtante du français acadien. On ne peut que s'incliner devant leur abandon à cet univers singulier où ils évoluent tous avec aisance. Robin-Joël Cool offre une performance particulièrement maîtrisée et touchante d'un homme à la dérive.
Ces êtres dont le désespoir est palpable rappellent vaguement les personnages désoeuvrés de Ducharme. Mais le moins qu'on puisse dire est qu'ils ont leur langue propre, leur espace, leur univers bien à eux. Gunshot de Lulla West soulève des questions pertinentes et troublantes sur les mécanismes de fuite qui sont trop souvent les nôtres et, surtout, donne à voir un théâtre empreint d'une sensibilité vibrante à tous les niveaux. À voir.