Huit membres d’une famille se réunissent pour un repas de noce et tout respire l’ambiance festive : on rit, on chante, on boit.
Derrière cette façade joyeuse et convenable, les faux-semblants d’un milieu bancal et superficiel éclatent progressivement dans une éblouissante et rocambolesque catastrophe ; les chaises partent en morceaux, la table s’effondre, le rêve se défait.
Baignée dans l’ironie, la rudesse des rapports humains, une certaine violence même, La noce, plus qu’un mariage raté, plus qu’une comédie absurde, se révélera, sous la direction de Hlady, un morceau d’anarchie kafkaïenne.
Quand il écrit La noce chez les petits bourgeois, à l’âge de vingt et un ans, le jeune Bertolt Brecht a l’esprit provocateur ; inspiré par Frank Wedekind (L’éveil du printemps) et le cabaret munichois de Karl Valentin, il est encore loin sans doute des théories de distanciation théâtrale qu’il développera plus tard. Plus anarchiste que socialiste, plus critique que didactique, on découvre dans cette pièce peu jouée un côté méconnu de Brecht.
Conception scénique et costumes Vladimir Kovalchuk
Assistante aux costumes Marie-Pierre Poirier
Son Dmitri Marine
Assistance mise en scène
Annie-Claude Beaudry
Le mercredi 2 mars, Le Groupe de la Veillée vous convie à une rencontre après le spectacle où les artisans de La noce se joindront à une personnalité invitée pour approfondir les thématiques de la pièce et discuter avec le public. Un rendez-vous incontournable !
Une production du Groupe de la veillée
Prospero
1371, rue Ontario est
Billetterie : (514) 526-6582
par Daphné Bathalon
La noce, présentée au Théâtre Prospero jusqu’au 19 mars, aurait pu s’appeler Le festin, car c’est autour de celui-ci, bien plus que de la noce elle-même, que tourne toute la proposition de Gregory Hlady. On est invité à un festin décadent et excessif au cours duquel les personnages, tout autant que les meubles, se fracassent ou tombent en morceaux.
Dans une maison bourgeoise, famille et amis célèbrent les jeunes mariés. Le patriarche préside au repas, racontant des anecdotes pour le moins dérangeantes, les blagues fusent, on chante, on danse, c’est la fête. Mais l’ambiance se gâte subtilement, une tension dans l’air, et tous s’entredéchirent.
Lors de cette noce, tout se consomme à l’excès : la nourriture (les personnages se transforment en bêtes voraces), la boisson, le sexe, la méchanceté. Et tout est également source de danger : depuis les chaises sur lesquelles on se fait des échardes, ou qui s’écroulent tout bonnement sous soi, jusqu’au poisson dont les arêtes sont potentiellement mortelles. Alors que l’un des noceurs s’étouffe, on continue à faire bombance, on se moque même, avec cruauté. Une tension, soulignée par le son des cloches ou le croassement d’une corneille, interrompt la fête, tous se figent, les éclats de rire tombent. Il y a quelque chose de menaçant, quelque chose qui se prépare et qui guette le bon moment pour surgir.
Le metteur en scène ne cache pas avoir largement étoffé la pièce en explorant le sous-texte de cette œuvre de jeunesse écrite par Bertolt Brecht en 1919. Encore loin de ses pièces politisées comme La bonne âme de Se-Tchouan ou La résistible ascension d’Arturo Ui, La noce est surtout une critique brute et sans nuance de la société bourgeoise allemande de l’après-Première Guerre. Gregory Hlady a choisi une approche plus onirique. Il fait sien ce texte de Brecht, se l’approprie, transformant la comédie légère en une production remplie de symboles que notre esprit, une fois le spectacle terminé, s’empresse à vouloir analyser. Hélas, tout ne trouve pas un sens même après réflexion et ce foisonnement de symboles trouble la perception que certains ont du spectacle. De fait, quelques spectateurs se plaignaient à la sortie de la salle de n’avoir rien compris et d’avoir décroché après quelques minutes.
Cette noce ressemble en fait à un rêve ou un cauchemar duquel on n’a pas le contrôle, et la clef qui nous permettrait de tout comprendre nous échappe. Pour peu que l’on accepte ce désordre, le spectacle devient pourtant un tableau fascinant dont on voudrait retenir le moindre détail. L’introduction en allemand puis la cacophonie créée par les invités qui parlent tous en même temps nous invitent d’ailleurs à laisser notre esprit rationnel au placard. Nous déboulons dans un subconscient éclaté et excentrique, un cabaret décadent où tout est permis : jouer du pied sous la table, manger de la crème avec ses mains…
Grâce à une mécanique bien huilée, les relations troubles entre les personnages se construisent et déconstruisent tout au long du spectacle. Comme dans une danse pervertie, ils s’échangent les partenaires selon leur désir du moment. La famille elle-même est complètement dysfonctionnelle : un fils à qui l’on offre la tétée, un père plongé dans son passé, un couple d’amis qui démontre animosité et non amour... Lorsque les meubles se brisent les uns après les autres, il y a déjà un moment que les failles relationnelles nous sont apparues. La destruction du mobilier ne fait que les mettre encore davantage en lumière.
La distribution joue avec une énergie partagée et dans un bel ensemble. Les répliques fusent et s’entremêlent avec précision tandis que les malaises sont palpables. Paul Ahmarani brille particulièrement en ami du marié, qui trône à la table. Son personnage tendancieux, parfois vulgaire et tentateur, parfois lyrique et philosophe, trouble le repas autant que les invités autour de la table. Son verbe éclatant et sa verve pétaradante attirent tous les regards et les convoitises. On sent Ahmarani tout à fait à l’aise et en pleine maîtrise.
La frénésie qui habite les personnages, leurs pulsions et leurs répulsions font de La noce une fête profondément décalée où l’humanité et l’animalité se rejoignent. À cette noce trouble, il faut se laisser aller, être un rêveur spectateur qui absorbe l’étrangeté de la situation et la folie ambiante. L’invitation est lancée!