Une jeune femme accueille chez elle son cousin qu’elle n’a pas vu depuis l’enfance. S’étant inscrit à l’université, ce dernier lui demande de l’aide pour obtenir une place dans la résidence où elle a jadis habitée. Elle éprouve cependant un étrange malaise à confier son cousin au directeur de l’établissement. Handicapé physiquement, il vit seul à l’intérieur de cette maison en décrépitude où plane, depuis quelques temps, le mystère de la disparition d’un jeune étudiant. La cousine, inquiète, rend visite à son cousin jusqu’au jour où ce dernier reste introuvable. Où est-il ? Pourquoi le directeur ne peut et ne veut pas l’aider à le retrouver ? Et d’où viennent les abeilles qui cohabitent désormais avec les résidents ? Une inquiétude grandissante s’empare de la cousine qui se lance dans une quête où retrouver son cousin et faire face à sa propre détresse deviennent les seuls éléments la raccrochant à la réalité…
Fondée en 2011 par Izabel Kerr, Metishkueu en est à sa première production avec la pièce Les Abeilles. Grâce à ses projets, la jeune compagnie veut promouvoir l’expression d’une voix autochtone et Métis en travaillant avec des auteurs de différentes origines. Metishkueu veut créer un lieu de rencontre entre la culture autochtone et les autres cultures. Par son style fantasmagorique et ses propos intrigants sur fond de naïveté, de manipulation, de quête et d’isolement, le projet Les Abeilles s’inscrit directement dans le cadre du mandat que s’est donné Metishkueu. L’humain dans toute sa complexité est abordé ici, dans ses ombres autant que dans sa lumière.
Effet spéciaux Véronique Dumas
Scénographie et décor Jeanne Ménard-Leblanc
Éclairages Marie-Pierre Ouellet
Conception sonore Ghylain Barbeau
Une production Metishkueu en collaboration avec MONTRÉAL EN LUMIÈRE
par David Lefebvre
Yôko Ogawa est une prolifique auteure japonaise récipiendaire de nombreux prix, encore trop peu connue ici. Épousant d’abord la forme courte, soit des nouvelles ou de petits récits de moins de 100 pages, elle se lance réellement dans le roman, en 1996, avec Hôtel Iris. Inspirée autant par ses compatriotes, dont Murakami, que par Fitzgerald ou Auster, sa plume est simple, mais accroche immanquablement le lecteur, le plongeant dans une ambiance étrange, métaphoriquement perverse. Yôko Ogawa aime aborder certaines déviations, tout en étant très introspective, ou décrivant de façon détaillée et obsédante les déformations physiques de ses personnages.
C’est le cas de la nouvelle « Les abeilles », qu’elle publie en 1991 (disponible chez Actes Sud). Une jeune femme occupe ses journées à coudre des bouts de tissus pour concevoir des courtepointes, en attendant de rejoindre son mari parti travailler en Suède. Elle sort de sa léthargie lorsqu’un cousin, dont elle n’avait pas eu de nouvelles depuis 15 ans, se manifeste pour lui demander de l’aide ; il désire entrer dans un pensionnat où elle a séjourné. Alors qu’elle l’assiste dans ses démarches, renouant avec son ancienne résidence vide et en décrépitude, ainsi qu’avec le directeur handicapé d’une jambe et des deux bras, la jeune femme ressasse ses souvenirs, plonge en elle-même, voyant tout se désagréger, se meurtrir. Et chaque fois qu’elle veut visiter son cousin, celui-ci est retenu en stage, ou à l’université, ou retardé à cause d’un accident. Et le directeur, de plus en plus atteint par sa déformation physique (un état qui hante la jeune femme), souffre et s’éteint doucement. Pourquoi les tulipes changent-elles de couleur chaque fois qu’elle les contemple? Pourquoi le bourdonnement des abeilles reste-t-il dans ses oreilles? Et qu’est-il véritablement advenu de cet étudiant de la résidence, disparu il y a un an de cela, dont la rumeur de meurtre a fait fuir les pensionnaires?
Derrière cette écriture lisse, douce, se cachent une douleur et une effroyable histoire d’horreur. Le Japon est un pays digne, cachant irrémédiablement ses émotions. Un proverbe nippon dit : il y a toujours une guêpe pour piquer le visage en pleurs. Comme si on devait impérativement tout refouler, tout dissimuler. Mais à force d’essayer de cacher les choses, elles finissent par trouver la fissure et s’infiltrer dans notre inconscient, et envahir notre quotidien, voire notre santé mentale.
Les Abeilles est le tout premier spectacle de la compagnie Metishkueu, qui désire « promouvoir la voix autochtone et Métis en travaillant avec des auteurs de différentes origines ». Il a fallu pratiquement six ans à Miguel Doucet et à Izabel Kerr pour aboutir à une adaptation théâtrale de ce roman de Yôko Ogawa. D’emblée, la volonté de faire découvrir cette nouvelle voix aux Montréalais est tout à leur honneur. Voyant quelques similitudes entre les peuples autochtones et japonais, Miguel Doucet et Olivier Sylvestre, qui signe l’adaptation, arrive à briser un tant soit peu ce miroir bien poli du pays du soleil levant pour proposer une approche un peu différente du récit original.
Si les coupures générales dans le texte sont appropriées et convenables, le langage utilisé, soit un français normatif, est rendu de façon trop littéraire et crée une atmosphère souvent artificielle entre les personnages. Marc-André Thibault (le Cousin) arrive à trouver une certaine justesse dans le ton, alors qu’il semble plus difficile pour Izabel Kerr d’en faire autant. Son interprétation se veut malheureusement trop figée, coincée, presque éteinte ou trop craintive et provoque une absence d’attachement envers elle. Richard Fréchette, qui joue le rôle du directeur, se débrouille mieux, grâce à son expérience scénique, touchant plus concrètement à l’esprit du personnage que l’on retrouve dans le livre.
Comme dans le bouquin, une foule de détails et de questions demeurent sans réponse. Par ce côté élusif, on tente d’instaurer une ambiance mystérieuse, énigmatique. Mais la trame devient si évasive qu’elle pousse davantage vers la perplexité que la curiosité. Un malaise constant et voulu, créé par la mise en scène, s’installe durant la pièce ; malheureusement, on semble la laisser flotter, comme une brume d’incompréhension, plutôt que de l’exploiter et de l’explorer plus en profondeur. On balance entre l’horreur latente et l’évidente mais maladroite tension sexuelle ; malgré deux courts moments plutôt bien joués, entre Elle et le Cousin, puis Elle et le Directeur, on en laisse trop voir, au lieu de suggérer simplement ladite fébrilité pour qu’elle alimente notre imagination. Trop montrer ce que les mots cachent tue invariablement la portée du message.
Notons la scénographie de Jeanne Ménard, composée de murs aux couleurs pâles et de fils qui s’entrecroisent, formant des toiles abstraites. Une partie d’un des murs, moins opaque, servira à quelques scènes de théâtre d’ombres, dont une curieuse cérémonie du thé, mélangeant la culture japonaise et Métis. Mentionnons aussi la trame sonore inquiétante de Ghyslain Barbeau et les prothèses des membres difformes du Directeur, confectionnées par Véronique Dumas, reconnue dans le milieu du cinéma et fondatrice de l’atelier de la Moufette Mauve.
Conte fantasmagorique, Les Abeilles bourdonnera assurément mieux après quelques représentations, le temps que le jeu devienne beaucoup plus naturel et fluide, et se décoince de son carcan.