Le couple Edgar et Alice, « tourtereaux du diable », déchirés et soudés autant par les années de vie commune que par la haine et la détestation battent le rythme d’une « liaison dangereuse » strindbergienne où se succèdent les phrases accusatrices et cruelles.
Passant des attirances aux répulsions successives, sur fond de musiques bacchanales, ils esquissent les pas d’une danse qui les enfoncent de plus en plus dans une autodestruction. Puis, un visiteur, Kurt, mystérieux cousin, ancien ami de la famille, richissime revenant de l’Amérique, vient interrompre momentanément cette mécanique conjugale. Séducteur ? Ange ou démon justicier ?
Cette formidable et magnifique pièce de combat, ce grand classique de Strindberg, dit naturaliste, possède toutefois de puissantes composantes symboliques. Le metteur en scène, qui nous a offert la saison passée La noce de Brecht, rythmera cette création de leitmotivs inspirés du titre même de la pièce: la danse et la mort.
Auteur dramatique, romancier, essayiste et peintre suédois, August Strindberg est né à Stockholm en 1849. Inventeur d’une forme théâtrale affranchie dont la modernité n’a cessé de s’affirmer, il continue de fasciner. Pas moins d’une soixantaine de pièces dont Maître Olof, Mademoiselle Julie, Créanciers, Le chemin de Damas, La sonate des spectres, Le songe, ont fait de lui l’un des pionniers de l’expressionnisme européen.
Assistance à la mise en scène Frédéric Lavallée
Scénographie, costumes et lumières Vladimir Kovalchuk
Bande son Nikita U
Photo : Corinne Beve
Production La Veillée
par Olivier Dumas
Malgré une œuvre littéraire abondante et variée, August Strindberg demeure pour plusieurs l’auteur d’un seul texte populaire devenue avec le temps un classique du théâtre: Mademoiselle Julie, souvent montée au Québec et à travers le monde. On ne peut qu’applaudir le désir du Groupe La Veillée de monter La danse de la mort, une costaude œuvre méconnue, à la fois intrigante et exaspérante.
Écrite dans les premières années du 20e siècle, la pièce est considérée par certains exégètes des arts de la scène comme la deuxième en importance dans le corpus strindbergien, après l’inévitable Mademoiselle Julie. Fortement autobiographique, elle puise autant dans la veine naturaliste emblématique de l’auteur que dans les esprits oniriques et expressionnistes. Dès sa création, elle a polarisé les interprétations possibles. Un critique de l’époque, Oscar Levantin, allait jusqu’à prétendre que «jamais Strindberg n’a produit de drames plus affreux, et, ce qui est pire, plus ennuyeux». Heureusement, la postérité en a décidé autrement du sort de cette Danse de la mort.
Inspirée par les conflits passionnels vécus dans le couple formé de sa sœur et de son mari, l’histoire tricotée par l’auteur raconte les déchirements d’Edgar et Alice. Lui est capitaine dans l’artillerie de forteresse, elle rêve toujours d’une carrière d’actrice qui ne s’est jamais véritablement concrétisée. Leur 25 ans de vie à deux se traduit par une passion devenue de plus en plus autodestructrice avec le temps. La cruauté de leurs échanges rappelle curieusement Qui a peur de Virginia Woolf d’Edward Albee. Durant toute la pièce, les deux protagonistes oscillent entre le désir perdu et les nombreuses répulsions successives. Or, un troisième personnage apparaît dans ce climat d’étrangeté. Kurt, un mystérieux cousin et supposément vieil ami de la famille, vient jeter de l’huile sur le feu et faire détraquer cette chorégraphie du mensonge et des espoirs brisés.
Réputé pour son attirance envers les écritures dramatiques complexes et singulières (Boulgakov, Pinter) le metteur en scène Gregory Hlady avait proposé récemment au même Prospero une relecture assez particulière de La noce de Berthold Brecht, une petite partition de jeunesse du dramaturge allemand. On retrouve dans cette Danse de la mort le même désir de décloisonnement entre les mondes réels et les fantasmes issus de l’imagination des protagonistes. Leurs chimères et leurs obsessions se chevauchent pour faire abstraction d’un présent déplorable. Mais contrairement à l’esprit jubilatoire qui prédominait dans La noce, le texte de Strindberg va encore plus loin avec ses répliques denses, incisives et sadiques, où toutes les intentions ne sont pas explicitement exprimées. Par ailleurs, derrière les propos pessimistes, le dramaturge possède le talent indéniable de lancer des flèches ironiques grinçantes qui n’ont pas échappé aux spectateurs réceptifs le soir de la première. Comme quoi le rire ne s’éloigne jamais du mal de vivre.
La mise en scène tente d’amalgamer les différentes dimensions de l’œuvre. Elle cherche à se frayer un chemin entre l’inconfortable tension cruelle admirablement bien rendue par les personnages et les tentatives de fantaisies de la production pour échapper à la simple lecture réaliste. Or, si certains choix artistiques s’inscrivent parfaitement dans l’atmosphère de cette descente en enfer de la passion conjugale, d’autres pèchent davantage par leur côté décoratif.
Très ingénieuse, la scénographie de Vladimir Kovalchuk se démarque par sa blancheur inquiétante, son vieux piano, ses murs en miroir et sa barre de bois, comme celle que l’on retrouve dans une classe de ballet. Les extraits musicaux semblent sortis des films de l’âge d’or hollywoodien et accentuent avec sensibilité la nostalgie d’Alice.
Mais il manque un équilibre périlleux à trouver entre les moments plus fantaisistes et les échanges violents du trio d’acteurs au sommet de leur art. Les instants fugaces, comme les apparitions de Paul Ahmarani en ballerine, amusent beaucoup durant la première heure de la représentation, mais deviennent par la suite lassants, comme si le metteur en scène n’avait pas osé aller au bout de cette folie. Si sa réappropriation précédente de Brecht conférait à la pièce une surenchère cauchemardesque et exaltée, sa vision de Strindberg finit par manquer de clarté, notamment vers la fin du spectacle qui s’étire un peu trop.
Vertigineux, les interprètes s’imbibent à la perfection du malaise insoutenable de la pièce. Avec son tutu et ses pointes, Danielle Proulx est magnifique dans la peau d’une femme douloureusement brisée par ses velléités artistiques déchues et l’incompréhension de son époux glacial, auquel Denis Gravereaux insuffle toute la dureté nécessaire. Le Kurt incarné par Paul Ahmarani expose l’humour noir, les fantasmes latents et les ambigüités caractéristiques d’une œuvre qui n’a pas pris une ride depuis un siècle.
Après une heure et cinquante-cinq minutes très chargée émotionnellement et psychologiquement, le public a chaleureusement applaudi les artisans de La danse de la mort. Car derrière la mécanique de cette tragédie de Strindberg aussi élevée que le mont Everest, se trouve pour tous une épreuve d’endurance digne des fildeféristes les plus avertis.