Deux amis de longue date, une conversation innocente, une intonation… une syllabe étirée… un accent dans la prononciation de « c’est biiien… ça ». À peine un soupçon de condescendance mais le doute a tracé une fissure sur l’écran des plus intimes convictions affectives. Et voilà enclenché le processus de mise à mort d’une très ancienne amitié.
Avec un humour implacable, Nathalie Sarraute explore ici un drame cruellement banal, quotidien et universel. Qui n’a pas ressenti le cataclysme intérieur que provoque le ton condescendant d’un ami proche? On ne peut que s’identifier aux personnages de Sarraute et rire de nous avec eux.
Pour un oui ou pour un non est un spectacle drôle et terriblement juste sur la solitude et la fragilité de nos rapports avec les autres, sur la part d’ombre dans l’amitié et l’amour, sur le besoin douloureux de reconnaissance et la violence de nos rapports avec autrui.
Après avoir exploré avec bonheur l’univers de Daniel Pennac, le Théâtre Galiléo propose ici une rare production d’un texte de Nathalie Sarraute à Montréal.
Scénographie Geneviève Lizotte
Bande son Jean Derome
Lumières Anne-Marie Rodrigue Lecours
Projections animées et photo Thomas Corriveau
Une production Théâtre Galiléo
par Olivier Dumas
Un effet de ravissement s’est produit cette semaine pour une production remarquable qui habite et subjugue les murs du Théâtre Prospero. Avec Pour un oui ou pour un non de l’illustre écrivaine Nathalie Sarraute, le Théâtre Galiléo nous dévoile de magnifiques instants d’intensité dramatique. Pour l’auteur de ces lignes, l’expérience atteint un extraordinaire enchantement, probablement parmi les plus mémorables d’ici la fin de la saison.
Écrit au début des années 1980, le texte d’une grande érudition puise dans les entrailles des mots et des expressions courantes. Sans complaisance, il nous lance en pleine figure les stigmates des difficultés de la communication. Le langage semble impuissant à nommer les choses, à exprimer les sensations et à prendre conscience de la réalité environnante : parti de l’indicible, le récit se déploie dans un équilibre constant entre l’humour, l’angoisse et la cruauté. Il n’exclut aucune hésitation ou ambivalence dans sa quête des racines de la conscience humaine.
D’une précision chirurgicale pendant toute la durée de la représentation, l’histoire dissèque les liens tortueux entre deux amis de longue date dont les chemins se sont éloignés. La cause de cette rupture viendrait de la manière dont l’un des deux hommes aurait prononcé l’expression « c’est bien ça », sur un ton laissant paraître un soupçon de condescendance. Dans une joute verbale aux réparties aussi expéditives qu’une partie de ping-pong, les deux protagonistes tenteront de creuser jusqu’à la racine pour cerner les raisons fondamentales de leurs malentendus linguistiques et personnels. Vers le milieu de la pièce d’une heure, un couple surgit à l’improviste, sans rien modifier à cette incompréhension qui perdurera jusqu’à la tombée du rideau.
Figure marquante de la littérature française après la Seconde Guerre mondiale, Nathalie Sarraute est considérée comme une peintre de l’invisible. Sous sa plume, les répliques les plus anodines en apparence recèlent des sous-entendus mesquins ou brutaux, révélant au grand jour les manœuvres de l’hypocrisie. Malgré l’impression de froideur qui peut se dégager de l’univers de cette femme de lettres associée au mouvement littéraire du Nouveau roman, son écriture dramatique révèle de nombreuses couches d’un comique souvent acerbe et grinçant. Par certains enjeux, comme la solitude des êtres et l’incommunicabilité, elle se rapproche de l’absurde d’un Samuel Beckett par exemple, ou encore de la cruauté verbale d’un Edward Albee (Qui a peur de Virginia Woolf?).
Surtout reconnue pour son talent prodigieux de comédienne, Christiane Pasquier aborde pour la deuxième fois l’œuvre sarrautienne après une incursion pour Elle est là en 2003. Son Pour un oui ou pour non expose toute la finesse et la rigueur du travail d’une dentelière. Chacune des répliques émergeant de la bouche des acteurs est ciselée comme un diamant précieux. Les intonations se révèlent d’une absolue justesse dans ce jeu de chaise musicale entre la vérité et le mensonge. Le dépouillement du plateau accentue l’ampleur de cette parole souveraine, parfois effrayante, à des années-lumière de la grandiloquence, de l’esbroufe et de la poésie superflue.
Les images animées conçues par Thomas Corriveau apportent une dimension ludique à un matériau qui semble à priori distant et cérébral. Projetées sur les murs du décor, les silhouettes aux contours blancs des deux personnages principaux rendent plus sensibles et plus humaines leurs tragédies amicales. La conception visuelle inscrit donc la démarche du Théâtre Galiléo dans une mouvance littéraire intellectuellement stimulante. Une précédente réalisation sur le travail de Daniel Pennac, soit Monsieur Mallaussène au théâtre, témoignait brillamment de ce parti-pris pour les textes au souffle poétique riche et dense.
Pour jouer une partition aussi exigeante, les comédiens doivent faire preuve d’une acuité soutenue dans leur interprétation de personnages que le texte de Sarrraute laisse sans prénoms précisés. Le duel entre Marc Béland et Vincent Magnat rend parfaitement palpables les tensions souterraines dues à la perversion du sens du vocabulaire. Brève, la participation du couple, formé par Julie Saint-Pierre et François Trudel, expose une atmosphère à la fois d’étrangeté et d’amusement sur une situation qu’il trouve cocasse.
Ne regroupant que six œuvres pour la scène, le théâtre de Nathalie Sarraute se pose hélas que trop rarement sur les scènes québécoises. L’opportunité n’en devient que plus précieuse pour savourer un bijou d’intelligence, de subtilité, de sensations extrêmes et de réflexion que ce Pour un oui ou pour un non.