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Du 26 février au 23 mars 2013, 20h, mercredi à 19 h, 9 mars 16h
Des couteaux dans les poulesDes couteaux dans les poules
Texte de David Harrower
Traduction de Jérôme Hankins
Mise en scène de Catherine Vidal
Avec Jean-François Casabonne, Stéphane Jacques et Isabelle Roy

Dans la campagne écossaise profonde, trois personnages incrustés dans leur terroir: un laboureur, la femme du laboureur, un meunier. David Harrower écrit dans une langue qui semble émaner de la terre même, à la fois fascinante et primitive. Les paroles jaillissent comme autant de tiges de blé à peine germées, chargées de sucs vitaux. La femme du laboureur transporte le grain mûr de la ferme au moulin du village. Elle circule, tel un esprit en mouvement, entre les deux hommes: l’un qui sème et récolte, l’autre qui transforme. Elle porte de lourds sacs de grains, mais aussi sa soif immense de connaître, sa curiosité, sa féminité. Le meunier est seul à savoir lire et pouvoir mettre des mots sur du papier. Ces mots, ces simples lettres de l’abécédaire, ont pourtant la force d’un geyser. Un drame naît alors, un drame antique, magnifiquement amorcé par le désir de tenir la plume dans sa main. Comme pour nous rappeler qu’au début de tout bien et de tout mal, il y a la parole, le savoir, le désir de connaissance.

Né en 1966, à Édimbourg, David Harrower est l’auteur de Blackbird, présenté la saison dernière par La Veillée et qui a remporté le prix de la meilleure pièce au Scottish Theater Critics Awards, puis celui du Laurence Olivier Awards en 2007. « Je crée un langage différent pour chaque pièce. Un théâtre qui cherche à enfoncer les mots dans les choses “comme on pousse un couteau dans le ventre d’une poule “ [… ] Cette pièce m’a permis de trouver ma voix, de me libérer de notions que j’avais concernant la manière dont une pièce doit être écrite que j’entretenais depuis trop longtemps. »


Scénographie Geneviève Lizotte
Bande son Francis Rossignol
Lumières Alexandre Pilon-Guay
Costumes Elen Ewing
Crédit illustration Corinne Bève

6 mars : rencontre avec les artistes

Une production La Veillée


Prospero
1371, rue Ontario est
Billetterie : (514) 526-6582

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 Critique
Critique

par David Lefebvre


Crédit photo : Matthew Fournier

Les mots de l’auteur écossais David Harrower avaient déjà effleuré et heurté les murs du théâtre Prospero grâce à Blackbird, monté en 2009, avec Gabriel Arcand et Catherine-Anne Toupin. Voici que la première pièce du dramaturge, Des couteaux dans les poules (Knives in hens), enfin sortie des tiroirs de la direction artistique du Groupe La Veillée, envahit l’espace de jeu du théâtre de la rue Ontario. Il semblait naturel à Carmen Jolin et Téo Spychalski de proposer un tel projet à la jeune et brillante metteure en scène Catherine Vidal, après qu’elle se soit démarquée avec sa version théâtrale magnifique de Le grand cahier d’Agota Kristof, créée au cœur de la salle intime du Prospero il y a quelques années ; une production qui tourne encore un peu partout au Québec. Depuis, elle s’est commise dans de toutes petites créations (Naissances, Espace Libre) comme dans de pertinentes productions et adaptations (Amuleto, Quat’sous). Son travail de réflexion sur le texte d’Harrower piquait franchement la curiosité depuis son annonce en début de saison.

Des couteaux dans les poules, fable campagnarde que l’on situe en Écosse entre le Moyen-Âge et l’ère industrielle, se veut à mille lieues de l’atmosphère beaucoup plus moderne de Blackbird. Vraiment? L’on découvre pourtant la naissance de la langue de cet auteur atypique, hachurée, elliptique. Mi-inventée, mi-infirme, à la syntaxe remuée, aux pronoms manquants, elle est la parole de la pauvreté, du manque d’horizon, de l’asservissement. Une jeune femme (impétueuse Isabelle Roy) désire tant nommer les choses, trouver les bons mots. Malgré son désir d’apprendre, elle est pourtant la première à se contraindre, ne comprenant pas la nécessité ou la beauté de simples comparaisons poétiques. Son mari, Petit Cheval William, sans l’en interdire, ne l’encouragera jamais à chercher plus loin : « comprends ce que tu comprends déjà, ce sera bien assez ». Un arbre est un arbre et une flaque, une flaque, simplement.

William, laboureur de son métier, a choisi sa femme comme on choisit une bête : dès son plus jeune âge, pour la procréation et son fort caractère ; le travail au champ est dur et demandant. Amoureux de ses chevaux, il lui interdit de s’approcher de l’écurie. Qu’y fait-il? Laboure-t-il autres choses que ses terres riches et productives?  

Pour faire moudre le grain récolté, elle doit se rendre chez le meunier, un homme haï jusqu’à la moelle par tous les habitants du coin. Pour ne pas sombrer dans la terreur, la jeune femme apprend à le détester profondément, à s’en méfier. Mais Gilbert Horn n’est pas ce qu’elle redoute ; il lit, il écrit, il couche sur le papier les idées que Dieu sème dans sa tête. Blasphème, hérésie, la jeune femme crache des injures au visage de l’homme et lui demande de brûler ses notes. Elle rêvera pourtant de lui, et croira, à cause de son imagination restreinte et superstitieuse, au sortilège, à l’incantation. Mais la plume et l’encre l’emportera, délivrant ses pensées, son corps ; elle s’abandonnera au meunier, jusqu’à la disparition mystérieuse du laboureur, devenu peut-être poulain.


Crédit photo : Matthew Fournier

Des couteaux dans les poules aborde la puissance de la métaphore et de l’imaginaire de l’être humain. Malgré l’essence esthétique prononcée de la pièce et l’atmosphère qui s’en dégage, cette version de la pièce ne va pas au bout de la pensée de l’auteur, restant dans un flou presque fantastique. Le triangle amoureux entre la jeune femme, William et Gilbert devrait se traduire par une lutte entre les muscles et le cerveau, alors que les hommes sont ici relativement à égalité ; on s’explique alors mal l’attirance de la jeune femme envers le meunier, qui devrait incarner le savoir, la connaissance, voire le salut, la voie de sortie d’une vie de misère. William est autoritaire, certes, mais d’une grande douceur, toujours amoureux. Les sentiments semblent ainsi plus tangibles et vraies entre William et sa femme qu’entre elle et le meunier, aussi passionnelle et charnelle que puisse être cette soudaine idylle sans flirt, toujours dans la confrontation. Quelques courtes scènes viennent par contre faire jaillir une sensualité érotique surprenante : du lait renversé, une marche, poitrine dénudée, vers des sacs de farine, ou encore une baise fulgurante sur le bord d’une table. Même si la pièce propose sa part de mystère et appelle à de multiples interprétations, il manque ici des éléments déclencheurs pour que l’on accroche à l’histoire. Comme si l’on servait un récit de vengeance sans  crime véritable ou une histoire d’amour charnel sans attirance… Par contre, les performances des acteurs sont solides, et le texte se révèle un exercice de style plutôt singulier qu’ils réussissent avec brio. Cette langue particulière, qui ne fait place qu’à la nécessité d’une parole directe, demande une attention accrue du public qui a tout à gagner en s’abandonnant à cette poésie rude et saccadée.

La scénographie de Geneviève Lizotte vient ardemment appuyer tous les concepts de la mise en scène de cette fable rustique : les personnages se trouvent à l’intérieur d’une immense grange figurée, au sol jonché de paille et de foin. Un lit en fer forgé dans un coin, une table et deux chaises d’une grande simplicité dans l’autre. L’écurie se trouve sous la scène, à laquelle on accède par des portes battantes ; un endroit secret, aux actes illicites qu’on veut cacher, taire. Le moulin est à l’opposé, au sommet d’un grand escalier. Le monde de la jeune femme est biblique, presque « ancien testament » : l’enfer sous ses pieds, le ciel qui irradie, et la vie entre les deux, où Dieu est omnipotent et omniprésent – elle y fera référence à de multiples reprises. Les éclairages d’Alexandre Pilon-Guay se veulent fracturés, isolants, ou baignent alors toute la scène d’une lumière latérale et tiède, mais en de rares occasions. La trame sonore de Francis Rossignol est forte, dure, créant un certain suspense lors des ellipses de temps.

Cette quête initiatique et identitaire est celle d’une femme aux prises avec des hommes décidant pour elle – mari, Dieu – qui désire simplement connaître davantage, nommer, comprendre, s’écarter de son innocence, jusqu’à ce qu’elle sacrifie son corps pour sa propre liberté. Une pièce à la grâce tranquille, austère, à la morale subversive, mais à laquelle il manque quelques subtilités pour réellement marquer, accrocher, ébranler, un peu comme un rêve rendu floue par le réveil.

27-02-2013