Shelley, une jeune fugueuse, Américaine. Ce continent est peuplé de filles révoltées qui fuient un amour parental encombrant, leurs écoles et leurs institutions « de qualité ». Mais très vite, sur son chemin, un certain Peter V. surveille et guette. Jeune loup, profiteur, amant, abuseur. Lui, il achète et vend. Tout. Surtout les belles jeunes filles. Pour Shelley, c’est un passage initiatique, le commencement d’une autre réalité, dangereuse peut-être, mais ardemment souhaitée comme un bonheur nouveau. Pour lui, c’est business as usual, car l’Amérique est la terre de l’opportunité.
Joyce Carol Oates trace dans cette œuvre un portait de l’Amérique d’une cruelle actualité, où les jeunes en quête de sens flirtent dangereusement avec l’inconnu. Et ceux qui en profitent sillonnent le territoire ; nos noms à tous sont inscrits dans leur cahier.
Le Prix Fémina étranger en 2005 pour The Falls, Blonde (2000), roman inspiré de la vie de Marilyn Monroe, assure à Oates une renommée internationale. Elle a reçu le Grand Prix Métropolis bleu pour l’ensemble de son œuvre, à Montréal en 2012.
Scénographie Véronique Bertrand
Éclairages Stéphane Ménigot
Costumes Gilles-François Therrien
Photo Josée Boulais
Illustration Corinne Bève
Rencontre avec les artistes le mercredi 25 septembre, après la représentation
Une production La Veillée
par Olivier Dumas
Écrivaine états-unienne souvent pressentie pour le Nobel de la littérature, Joyce Carol Oates compte de nombreux adeptes qui dévorent chacune de ses nouvelles offrandes. Mineures parmi son corpus foisonnant et varié, ses œuvres théâtrales demeurent méconnues. Après une première incursion, l’an dernier, avec L'éclipse, le Théâtre Prospero récidive cet automne avec La preuve ontologique de mon existence. Malheureusement, cette pièce ne témoigne, sous aucun aspect, du talent prodigieux de cette incontournable femme de lettres.
L’auteur de cette critique doit avouer d’entrée de jeu qu’il affectionne particulièrement la plume nerveuse et profondément troublante d’Oates, notamment sa fascinante biographie romancée de Marilyn Monroe (Blonde). Les faux-semblants et les certitudes deviennent des terreaux propices à l’exploration minutieuse des zones glauques. La noirceur trône comme une reine et les faibles lueurs rayonnantes se confondent avec un quotidien bancal. Heureusement, la force d’Oates permet à ses sujets de prédilection, souvent peuplés de créatures psychotiques ou névrosées, de ne pas trop sombrer dans le pathétisme grâce à un traitement caustique et une analyse pénétrante des travers humains.
Le texte est paru initialement aux débuts des années 1980 (sous le nom original d’Ontological Proof of My Existence). Le titre intriguant rappelle certains débats philosophiques entourant l’existence de Dieu qui ont intrigué d’illustres figures comme Descartes et Kant. L’œuvre n’avait jamais connu à ma connaissance de traduction française. Pendant une heure et vingt minutes, nous suivons le destin misérable de Shelley, une femme écartelée entre sa révolte d’adolescence et les difficultés de l’âge adulte. Celle-ci habite dans un lieu délabré d’une ville du Midwest. Au lever du rideau, elle témoigne, dans un monologue, de sa difficile destinée et de ses relations tumultueuses (l’expression est faible, on pourrait employer l’adjectif sadique) avec les principaux hommes de sa vie passée ou présente.
Si aucune allusion divine n’insuffle une parcelle d’espoir à ce microcosme suffocant, la présence du diable, elle, émerge rapidement sous le trait d’un Méphistophélès moderne, soit Peter V. Sorte de proxénète lubrique avec son manteau et son pantalon en cuir, ce dernier a kidnappé Shelley pour en faire son esclave qu’il soumet à des hommes profondément troublés. Surgit le père de Shelley qui ne réussit pas à l’arracher des griffes de Peter, sans oublier un possible futur époux des plus dérangés. Les Cendrillon et Blanche Neige de Walt Disney en quête du baiser du prince charmant se retrouvent à des planètes de cet érotisme froid sans désir.
Après une version peu mémorable de L’éclipse aux accents d’un téléroman et la lecture de certaines pièces traduites, Joyce Carol Oates ne semble pas posséder une plume dramaturgique aussi éclatante que dans ses meilleures fictions en prose (des romans, de courts récits pour les adolescents et des nouvelles) où elle s’affranchit davantage des limites spatio-temporelles. Dans le programme de soirée, elle explique toutefois brillamment les intentions de sa pièce avec un regard percutant. Mais le résultat n’ose pas dépasser ces considérations intellectuelles sur des enjeux vastes comme la prostitution, la violence conjugale ou la vente de femmes à des hommes paumés.
Le public risque de se sentir rarement interpellé par la tragédie contemporaine qui se joue sous ses yeux. Le jeu de Nora Guerch demeure monolithique avec ses cris déclamatoires et sa gestuelle répétitive. Des nuances, de la douceur et des silences appropriés auraient permis de saisir la vulnérabilité et les souffrances de cette Shelley qui, finalement, ne se laisse que très peu découvrir, aimer ou apprivoiser. Son partenaire, Frédéric Lavallée, réussit à mieux exprimer toutes les dimensions dégueulasses de ce petit profiteur minable. Par ailleurs, Jean-François Blanchard se montre touchant dans la peau du père. Or, la séquence où il montre des diapositives à sa fille n’ajoute absolument aucune pertinence à cette histoire de soumission entre une victime consentante et ses bourreaux. Le bref rôle unidimensionnel du futur mari, incarné par Jean-Marc Dalphond, empêche ce dernier de livrer une prestation prenante.
Pourtant, dès le début de la représentation, la metteure en scène Carmen Jolin veut briser le moule de cette proposition qui rejoint, selon ses propos dans une entrevue radiophonique, le registre In-yer-face. La scénographie et certains effets sonores, dont ces gouttes d’eau énigmatiques, demeurent intéressants. Mais le ton de l’intrigue ramène rapidement cette approche prometteuse dans un climat proche d’un téléfilm autant dans le traitement que dans l’écriture.
À moins d’une perle rare dramaturgique enfouie parmi une production artistique effrénée, le répertoire théâtre de Joyce Carol Oates, tant L’éclipse que cette Preuve ontologique de mon existence s’adresse surtout aux inconditionnels de son corpus fascinant par l’exposition des délires de sa société, mais qui tombe parfois dans la redondance, la prétention et la complaisance.