Lorsque l’on perd un enfant, que nous propose notre époque contemporaine pour traverser ce long chemin tortueux et s’affranchir de la douleur ? Nous reste-t-il des mots, un sens commun pour partager notre immense désarroi ?
Les membres d’une famille dévastée par le deuil se retrouvent sur un site proposant un jeu en ligne multijoueur. C’est là que, par le biais des personnages du jeu qu’ils incarnent, ils communiquent. On pourrait en conclure qu’ils n’ont aucune vie de famille, mais il n’en est rien : ils ont la vie de famille que leur procure ce site, à travers leurs avatars. Dans le contexte du Québec rural des années 20, Le Père, La Mère et Le Fils doivent, pour gagner, parfaire l’éducation d’un « petit monstre », selon des règles et des coutumes tordues, diamétralement opposées aux principes d’éducation d’aujourd’hui.
Assistance à la mise en scène et régie Jean Gaudreau
Scénographie Jean Bard
Costumes Elen Ewing
Lumières Martin Sirois
Conception sonore Eric Forget
Une production du Théâtre de Quat‘Sous
par Daphné Bathalon
Olivier Choinière n’a pas pour habitude de refaire ce qu’il a déjà expérimenté. Il explore à chaque production de nouveaux territoires, comme on l’a vu dans la percutante production Chante avec moi, qui plaçait le public au centre même de la représentation et lui donnait le pouvoir de mettre un terme au spectacle. Ses déambulatoires offrent également une expérience particulière au spectateur, marcheur solitaire, qui se déplace de lieu en lieu pour découvrir l’oeuvre. Choinière creuse d’autres ornières en présentant Nom de domaine, en ouverture de saison au Théâtre de Quat’sous jusqu’au 10 novembre. Cette fois, il s’aventure en terrain virtuel.
Ce qu’on découvre d’emblée sur la scène totalement nue du Quat’sous, c’est le portrait d’une famille heureuse, figée dans un temps indéfini, mais qui se disloque en un instant, à la suite d’un drame que l’on devine. La petite fille disparaît du portrait sans jamais vraiment disparaître, car elle continue de hanter ses parents et son grand-frère, tous prisonniers d’un sentiment de culpabilité si énorme qu’ils ne parviennent plus à se regarder en face ni à se parler. Pour fuir cette insupportable réalité, le fils se réfugie dans un jeu de rôles virtuel, La belle époque,dans lequel il entraîne à son tour, à leur insu, ses parents. Là, à l’intérieur du jeu, les masques souriants tombent tandis que les personnages cherchent dans un passé idéalisé et fantasmé, des réponses à leurs questions. Les faits et gestes des personnages sont dictés par le jeu : l’histoire ne peut être réécrite, les évènements doivent chaque fois se reproduire de la même façon si les joueurs veulent gagner des points et devenir de bonnes âmes. Chacun doit faire son devoir...
Choinière joue d’ironie en créant un quotidien où les vraies choses ne se disent qu’à travers le filtre du jeu et donc du mensonge, et où la communication ne se rétablit que par des choix de phrases prédéterminés par le jeu lui-même. L’auteur et metteur en scène a eu la bonne idée de pousser ce jeu encore plus loin en ne faisant s’exprimer ses personnages qu’à la deuxième personne du singulier lorsqu’ils parlent d’eux-mêmes, comme s’ils adoptaient un point de vue extérieur, l’oeil de Dieu peut-être, ou s’adressaient directement aux spectateurs. L’étrange narration crée un effet de distanciation instantané, tant entre les personnages et leur récit qu’avec le public. Il faut un certain temps pour se laisser prendre par l’histoire, dont les ramifications et les détours égarent tout d’abord le spectateur. Mais la trame se clarifie dès l’entrée des personnages dans le jeu virtuel, et la pièce trouve alors sa vitesse de croisière.
Jean Bard signe un véritable petit bijou de scénographie. Sur la scène vide, le décor surgit littéralement du sol, comme un diable d’une boîte à surprise. Table, chaises, poêle et fauteuil se déplient et se replient dans l’espace à la manière des images en trois dimensions des livres pour enfants. Comme si, sur scène, on venait d’en tourner une page. Mais ces meubles-là sont loin d’être de joyeuses illustrations. Sombres et métalliques, ils donnent à la scène une allure de cimetière. Les sons, craquements et tintements, et la forêt inquiétante qui se dessine derrière une grande fenêtre contribuent à créer une ambiance presque angoissante.
Malgré quelques rares accrochages au soir de la première, Stéphane Jacques, Dominique Leduc et Jean-François Pronovost livrent habilement le texte de Choinière; l’émotion sous-jacente craquèle leur masque de deuil au fil de la progression du jeu. Le « je » supplante peu à peu le « tu », et les personnages peuvent redevenir eux-mêmes.
Au-delà du monde virtuel dans lequel elle nous entraîne, la nouvelle production d’Olivier Choinière plonge avant tout dans un drame profondément humain, s’attardant au sentiment de perte au sein d’une famille et aux solutions que ses membres recherchent, à travers des avatars d’une autre époque, où tout était codifié à l’extrême. Et par sa narration, qui nous tutoie, la pièce nous demande si, à l’instar des personnages de Nom de domaine, nous serions prêts à sacrifier quelques libertés pour trouver une certaine paix d’esprit...