« Ô lâche conscience, comme tu me tortures ! Les lumières brûlent bleu; c’est à présent la morte mi-nuit. De froides gouttes de peur se figent sur ma tremblante chair. De quoi ai-je peur ? De moi-même ? Il n’y a personne d’autre ici ; Richard aime Richard, à savoir, Moi et Moi. »
(Shakespeare, Richard III, trad. J.M. Déprats)
Conçu pour la salle de répétition du Théâtre de Quat’Sous, le projet dépeint les rouages de la création théâtrale et invite les spectateurs à assister à une audition fictive pour Richard III de Shakespeare, menée par une metteure en scène dont les névroses finissent par égaler celles du personnage de la pièce. Assoiffée de pouvoir et investie d’un égo surdimensionné, elle finit par constituer l’obstacle majeur à sa propre création.
Cherchant à séduire acteurs et actrices, n’hésitant pas à mener des intrigues et à étaler son savoir d’une façon contreproductive, elle finit par se suffire à elle-même après avoir massacré symboliquement un certain nombre d’acteurs et d’actrices. Le départ définitif de son assistante masochiste et la nouvelle de coupes budgétaires draconiennes l’achèveront sur le champ de bataille de sa création. Il ne lui restera alors que Shakespeare …
Évidemment, le spectacle, emporté par les névroses et la crise financière, n’aura pas lieu et devra s’inscrire tragiquement sur la longue liste des spectacles annulés. On fabriquera alors du théâtre avec ce qu’on ne voit jamais.
Assistance à la mise en scène et dramaturgie William Durbeau
Une production de la compagnie La Fabrik en codiffusion avec le Théâtre de Quat’Sous
par Daphné Bathalon
Ces jours-ci au Quat’sous, le public est convié dans un lieu duquel il est normalement exclu : la salle de répétition, cet endroit un peu mystérieux où les idées fusent et où les créations prennent forme entre les mains du metteur en scène et de son équipe. Dans la belle et lumineuse salle de répétition du Quat’sous, les spectateurs se font témoins attentifs et plutôt voyeurs d’un processus de création qui tourne rapidement à la tyrannie.
Une metteure en scène, Ricki (incarnée avec beaucoup de justesse par Dominique Quesnel), rêve de monter Richard III sur une grande scène. Richard III rêve aussi, il rêve d’abattre tous les obstacles dressés entre lui et la couronne. Ricki et lui sont prêts à toutes les bassesses pour réaliser leurs ambitions : courtiser, charmer… pour mieux manipuler, dominer, détruire. Metteure en scène et tyran s’enfoncent tous deux dans les dérives d’un vicieux jeu de pouvoir où l’exploitation de la vie des autres pour ses propres fins paraît toute naturelle.
Dominique Quesnel, pleinement en maîtrise de son personnage, magnétise les spectateurs, tout comme Richard fascine son entourage. Ricki domine d’abord son environnement et fait faire tout ce qu’elle veut à son équipe, puis, peu à peu, elle dérape, dépasse les limites, cherche à écraser, humilier, pervertir les gens autour d’elle jusqu’à ce que tous l’abandonnent à ses névroses, même sa mère, la laissant, enfin vêtue de ses atours royaux, régner seule sur une scène vide, un royaume déserté. Quesnel parvient même à émouvoir dans cette scène finale.
Après son étonnante reprise de La Cerisaie sous le titre Variations pour une déchéance annoncée en novembre 2013, la metteure en scène Angela Konrad s’attaque avec bonheur à l’une des pièces les plus montées du répertoire de Shakespeare. Avec cette adaptation libre de Richard III, dont elle signe aussi la conception et la mise en scène, Konrad joue habilement des différents niveaux de mise en abîme, allant jusqu’à faire jouer par un acteur le rôle d’une actrice nommée… Dominique Quesnel. À plus d’un moment, les frontières entre les personnages de Shakespeare, les personnages d’acteurs passés en audition et les acteurs eux-mêmes sont brouillées.
Le génie de cette production de la compagnie La Fabrik réside en effet dans le captivant et constant jeu de miroirs entre la fiction dans la fiction, et la réalité, qui miroite en périphérie. Ainsi, la cour perverse que livre Richard à Lady Anne, tout juste veuve (de la main même de Richard!), reflète parfaitement la cour que fait Ricki à la jeune actrice qui l’incarne pour la gagner au projet de création. La couronne, symbole ultime du pouvoir détenu par le roi sur ses sujets, traîne en salle de répétition. Et si Micki, l’acteur engagé pour jouer l’effroyable duc de Gloucester, est celui qui arbore le plus souvent ce signe de royauté, le réel maître du jeu se tient, comme dans la pièce, en marge de la scène, hors de la lumière des projecteurs, mais dictant gestes, émotions et paroles aux acteurs de l’histoire. Les parallèles sont encore plus captivants lorsque la mère de Ricki se présente en audition pour jouer Elizabeth, mère infortunée de Richard. Les scènes entre Lise Roy et Dominique Quesnel sont à l’image des échanges entre Richard et sa mère ; ce sont lors de ces scènes que Ricki et son pendant shakespearien se dévoilent le plus.
En plus de porter un regard aiguisé sur les relations de pouvoir entre les acteurs, comme matière première de la création, et le metteur en scène, en tant qu’ultime souverain, Konrad aborde par la bande les contraintes de la création elle-même : contraintes de temps, d’argent et de lieu, auxquelles sont confrontés les artistes, au point d’en venir à chercher un concept de création « qui ne coûte rien ». Celui derrière Auditions ou Me, Myself and I brille en tout cas de bien belles idées.