Au-dessus de leurs têtes, un corbeau plane. Sur leurs esprits, l’ombre de sa griffe. Est-ce la mémoire qui s’envole ? Le temps est incertain, et pourtant tout est en place pour une réunion de famille mémorable. La mère a appelé les siens, disséminés au Québec, en Écosse et aux États-Unis. Avec eux, elle doit regarder l’avenir de front. Parler du patrimoine qui les relie. Du legs à laisser. Le sang coulera sans aucun doute sur le délicat tissu crocheté posé au centre de la table ancestrale.

Créée en réponse au référendum écossais de 2014, Première Neige / First Snow est construite sur les étonnantes similitudes historiques, politiques et sociales entre l’Écosse et le Québec. En ressort un vibrant dialogue sur notre capacité à nous émanciper des idées reçues pour « écrire » notre Histoire et envisager notre désir — ou notre impuissance ! — à atteindre la souveraineté, qu’elle soit personnelle, sociale ou territoriale.

Fruit d’une intense collaboration entre la grande institution qu’est le National Theatre of Scotland, le PÀP (Patrice Dubois) et Hôtel-Motel (Philippe Ducros), le spectacle réunit une équipe d’artistes provenant des deux côtés de l’océan.

Texte Davey Anderson, Philippe Ducros et Linda Mclean
Mise en scène Patrice Dubois
Avec François Bernier, Marilyn Castonguay, Guillermina Kerwin, Thierry Mabonga, Fletcher Mathers, Harry Standjofski et Isabelle Vincent

Issue de multiples échanges et ateliers, ici et en Écosse (alors en pleine période référendaire), Première neige / First Snow parle d'abord de ressentis, de souvenirs émotifs et de rapports humains. Les expériences personnelles et les préoccupations des acteurs ont nourri la création de cette fresque familiale et de leurs personnages. On le ressent en voyant les interprètes en scène. Il y a dans leurs échanges un grand naturel et une sobriété à saluer.

Crédit photos : Bruno Guérin

Une femme, artiste-peintre, mère et ancienne militante, réunit sa famille élargie autour d'elle pour parler héritage, espoir, transmission. Entre le frère anglophone exilé à Toronto, la fille aînée installée à New York, le fils adoptif québécois pure laine, l'altermondialiste fille cadette et son copain écossais d'origine congolaise, et l'amie écossaise un peu hippie, des tensions renaissent quand ils se retrouvent tous sous le toit de la maison familiale.

Tout en abordant le sujet hautement politique (et explosif) de la souveraineté et de l'identité nationale, les coauteurs Linda Mclean, Davey Anderson et Philippe Ducros ont avant tout écrit une histoire profondément sociale. Là où on aurait pu s'attendre à une charge revendicatrice, révoltée, impatiente, on trouve plutôt une parole franche, libre, et des confidences.

Tout en abordant le sujet hautement politique (et explosif) de la souveraineté et de l'identité nationale, les coauteurs Linda Mclean, Davey Anderson et Philippe Ducros ont avant tout écrit une histoire profondément sociale.

Le spectacle joue sur deux niveaux, d'abord celui de ce clan hétéroclite rassemblé dans la maison familiale, puis celui des comédiens sur scène, qui brisent le 4e mur à quelques reprises pour s'adresser au public, en contradiction avec le personnage qu'ils incarnent ou au diapason de celui-ci. Le procédé, qui laisse voir en partie le travail fait en laboratoire, est pertinent puisqu'il ramène le spectateur à son propre rapport aux notions d'indépendance et d'oppression. Le procédé crée toutefois une certaine confusion dans l'histoire, et les liens entre les personnages mettent du temps à s'établir. Qui parle, la mère artiste ou Isabelle Vincent, l'amie écossaise ou Fletcher Mathers? La confusion a tendance à nous faire décrocher du propos.

Première neige / First Snow est une «bibitte» encore rare, où anglais et français s'entremêlent de manière fluide. Le spectacle affirme son bilinguisme sans complexe, les acteurs passent du français à l'anglais avec leurs limitations et leurs accents. Des surtitres permettent de suivre les échanges en anglais, mais ils seraient presque inutiles tant l'ensemble est fluide. La langue, bien sûr, est au coeur de l'enjeu identitaire québécois, et les propos, nommément ceux de Harry Standjofski, qu'on voit trop peu sur la scène francophone, et de son personnage, touchent chaque fois dans le mille. Ce rapport multiple à la langue est partagé par les autres, que ce soit François (François Bernier), le Québécois des régions dont on moque le manque d'habileté en anglais, Mina (Guillermina Kerwin) aux racines mexicaines, ou Thierry (Thierry Mabonga) à la fois d'Écosse et du Congo, où le français est la langue du colonisateur.

La mise en scène de Patrice Dubois nous tisse serrés dans la trame de cette famille disparate et pourtant aimante. Sans délaisser pour autant l'histoire ou la politique, la coproduction signée Théâtre PÀP, Hôtel-Motel et National Theatre of Scotland s'attarde à l'intime, aux relations humaines complexes et fragiles qui ont besoin d'espoir pour grandir, comme ces larges mouvements culturels sont portés par des rêves de société. Si la production pose par moments le regard sur les heures sombres qui ont suivi, par exemple, les référendums d'Écosse et du Québec, la grève étudiante ou la tragédie de Lac-Mégantic, elle invite surtout à se demander si on peut encore croire en un monde où on est capable de rêver.

Malgré les désillusions dont il est question dans la pièce ainsi que tous les problèmes de communication entre humains de cultures différentes, Première neige / First Snow recèle une belle lumière en laissant entrevoir que les liens qui nous unissent sont plus forts que ce qui nous sépare et qu'il est possible de bâtir des projets communs sur nos différences.

02-03-2019