Texte de Claude Gauvreau
Mise en scène de Lorraine Pintal
Avec Éric Bernier, Céline Bonnier, Francis Ducharme, Didier Lucien, Pascale Montpetit, Sylvie Moreau, François Papineau
À corps perdu. Féroce coup de gueule contre l’engourdissement des consciences et le petit fascisme ordinaire, La Charge de l’orignal épormyable a marqué au fer rouge l’histoire du théâtre québécois. Dans une langue rebelle et novatrice, Gauvreau s’y révèle un fabuleux imprécateur dont l’oeuvre appelle un Québec nouveau, libre et désentravé. Le 9 août 1948, il y a tout juste 60 ans, le peintre Paul-Émile Borduas et un groupe d’artistes lancent le manifeste Refus global. Claude Gauvreau en est un des signataires les plus engagés. Il est poète, dramaturge et polémiste. Dix ans plus tard, il signe un autre brûlot violent et émouvant contre l’oppression et la terreur : La Charge de l’orignal épormyable, dans lequel un homme s’élance à corps perdu pour défoncer des portes fermées à double tour. Cet homme, alter ego de Claude Gauvreau, s’appelle Mycroft Mixeudeim. Il mesure six pieds six pouces. Il est grand et fort, mais pourtant, cet être pur et naïf a été transformé en cobaye par quatre analystes du comportement humain. Manipulé, blessé, livré à des jeux cruels, il fonce, tel un être fantastique et formidable, tel un orignal épormyable cherchant à échapper à sa prison psychique, cherchant à abattre les cloisons de son univers concentrationnaire.
Claude Gauvreau est l’un des auteurs fétiches de Lorraine Pintal. Après Le Vampire et la Nymphomane, opéra de Serge Provost sur un texte du poète, après Les oranges sont vertes et L’Asile de la pureté au TNM, la metteure en scène, soutenue ici par une distribution exceptionnelle — des acteurs et des actrices à la stature de géants —, poursuit son dialogue intense et vibrant avec ce puissant haut-parleur qui jamais n’a trouvé le repos jusqu’à sa mort tragique. Lorraine Pintal renoue avec cet ogre de la langue qui, d’une oeuvre à l’autre, avec une inventivité et une verve inépuisables, n’a cessé de mettre en branle et d’ébranler, de magnifier, comme nul autre avant lui au Québec, une parole affamée et dévorante, revendicatrice et amoureuse, poétique et théâtrale, dont la scène est l’espace idéal. Toujours, cet écrivain furieusement vivant s’est tenu debout et a fait face. Toujours Lorraine Pintal, délinquante par principe, ennemie des lieux communs et du statu quo, a fait entendre des oeuvres où le pouvoir est questionné, fissuré, mis en échec. Gauvreau — Pintal : deux orignaux prêts à empaler le conformisme et la tiédeur. La Charge de l’orignal épormyable : une invitation à abattre les cloisons.
Les concepteurs : Jean Bard, Walter Boudreau, Marc Senécal, Bethzaïda Thomas
Une production du TNM
Crédit photo : Jean-François Gratton
par Daphné Bathalon
Nul besoin de défoncer les portes pour entrer au TNM et assister à cette superbe charge. Nul besoin non plus de leçons d’exploréen, ce langage inventé par Claude Gauvreau. Le spectateur est invité à s’immerger dans La charge de l’orignal épormyable, un univers éclaté, à la fois obscur et brillant.
C’est à l’oeil et à l’oreille que l’on navigue entre les éclairs de lucidité de Mycroft Mixeudeim, enfermé hors du monde et isolé au milieu d’une forêt par des pseudos amis en réalité jaloux de son talent. Désespéré par la mort de son amour, la fille d’Ebenezer Mopp, Mycroft accepte de se soumettre aux jeux cruels de ces psychologues autoproclamés. Faiblesse? Abandon? Peut-être n’est-ce qu’un poète habitant un monde qui le comprend aussi peu qu’il ne le comprend. Depuis la salle, on observe la déconstruction minutieuse d’un esprit et son combat pour conserver sa naïveté et ses idéaux.
Rendue immense par un trompe-l’œil formidablement efficace (un décor signé Jean Bard), la forêt qui entoure la prison de Mycroft paraît se prolonger indéfiniment, mais on ne peut y accéder, car de hauts murs nous bloquent la vue. Quelques arbres maigrelets tendent des branches décharnées vers le ciel. Difficile de ne pas ressentir l’étreinte de l’angoisse en voyant les ombres des arbres s’étirer à l’infini sur les murs du sinistre bâtiment. À l’instar du poète, le public est captif d’une place et d’une situation dont l’issue ne peut être que dramatique.
Le réalisme apparent du lieu où se déroule l’histoire ne rend que plus détonantes l’absurdité des gestes et leur vacuité : portes qui s’ouvrent et se referment sur rien, mais qu’il faut malgré tout défoncer, et forêt qui occulte tout, même l’idée d’une évasion ou d’un ailleurs. Les actions des personnages et leurs réflexions tordues semblent également dénuées de sens : violence gratuite, amour perverti, art de la poésie, tour à tour porté aux nues, critiqué et piétiné. Lorraine Pintal a fait de sa mise en scène une valse étonnante entre le réel et l’abstraction. Bon choix, en effet, que de transposer l’univers abstrait de La charge dans un lieu concret où il n’y a aucune zone de confort. Entre bruits inquiétants et dérangeantes ritournelles, la musique elle-même participe au long poème. Nous sommes entraînés par l’énergie et l’esprit de groupe qui lient les comédiens (on retrouve sur scène plusieurs collaborateurs et membres de la troupe Momentum) et par ce grand texte qui nous happe.
En plus d’avoir des noms énigmatiques, les personnages de Gauvreau parlent par ellipses, métaphores, exclamations et justifications pseudo-scientifiques. Ils nous sont à la fois familiers et étrangers tout en exacerbant chez nous une fascination morbide : quel sera l’effet de leur prochain jeu? L’ensemble des comédiens démontre l’étendue de leurs talents : en Mycroft, courbé et abattu, François Papineau redresse l’échine et se métamorphose en orignal, défonçant les portes à coups de tête épormyables. Didier Lucien, pour sa part, enfile comme une seconde peau le costume du sadique Letasse-Cromagnon.
Pour apprécier, il faut accepter de n’avoir pas tout compris : déferlement de mots et d’images, voilà ce qu’on retiendra de cette mise à mort symbolique.