Texte d'Evelyne de la Chenelière
Mise en scène d'Alice Ronfard
Avec Violette Chauveau, Francis Ducharme, David Boutin, Sophie Cadieux, Jacinthe Laguë, Hubert Proulx, Yves Soutière, Erwin Weche
Une pièce peut en cacher une autre. Ève, romancière, écrit un roman. Léo, son fils, est le narrateur du roman. Est-ce le vrai Léo qui se souvient vraiment du souper d’amis après lequel ses parents l’ont conçu – ou bien est-ce le Léo fictif écrit par sa mère? Par contre, pas de doute, c’est la vraie mère écrivaine qui demande à son vrai fils de signer le roman à sa place : un jeune, une nouvelle voix, ça marcherait tellement mieux... Mais la vie est une femme et la vie n’a que faire des romans. Et ici, la vie s’appelle Justine, la fille d’Ève, et elle est un cauchemar. Un vrai. Peut-être le pire.
Derrière le personnage d’Ève et ses angoisses d’écriture, il y a nous tous qui ne savons plus très bien ce que devrait être une femme, un homme, un enfant, une famille, tiraillés que nous sommes entre désirs et discours, entre la soif d’inconnu et la nostalgie, entre les idées du temps et l’éternité humaine. Ève voudrait donner forme à la vie pour la contenir dans les courbes élégantes de ses phrases, mais sa vie coule entre ses mots comme l’eau entre nos doigts.
Avec son théâtre moqueur au regard grave, Evelyne de la Chenelière, l’auteure des rafraîchissantes Fraises en janvier, fait enfin son entrée au TNM, guidée par une metteure en scène d’une exceptionnelle sensibilité à l’univers féminin : Alice Ronfard. Pour porter ce texte où les émotions ne sont jamais celles qu’on attend, elles ont rassemblé une distribution idéale d’artistes rompus aux jeux entre sincérité et ironie où l’on distingue, pour donner toute sa complexité au personnage d’Ève, la singulière et inventive Violette Chauveau et, pour jouer son fils à l’insondable mémoire, Francis Ducharme, à la jeunesse fougueuse.
Rédaction Paul Lefebvre
Source : www.tnm.qc.ca
Les concepteurs : Simon Carpentier, Éric Champoux, Yves Labelle, Ginette Noiseux, Jacques-Lee Pelletier, Bethzaïda Thomas, Rachel Tremblay, Gabriel Tsampalieros
Une production du TNM
par David Lefebvre
L'obligation d'aimer, ou aimer ce qu'on n'est pas
Reconnue tôt comme une auteure à succès, grâce à Des fraises en janvier (1999), Henri et Margaux (2002) ou l'expérience épatante d’Aphrodite en 04 (2004), Évelyne de la Chenelière se penche, avec L’Imposture, sur la fiction, sur la vie et ses faux-semblants, sur la famille, sur ces mères qui n'arrivent pas à remplir leur propre rôle et sur le sentiment d'imposture qui nous colle parfois à la peau. Et il y a aussi cette vie, alentour des mots, hors de soi, qui confronte sensations fortes et immobilisme, qui sépare les familles et qui unit les disparus.
Tout tourne autour d'Ève, la romancière mal comprise, la femme indépendante et égocentrique, la mère indigne. Nous sommes conviés à ce souper, à la fin des années 80, où sont réunis pour la dernière fois des amis de longue date, juste avant l'accident de voiture qui fauche deux d’entre eux. Puis, nous assistons à la presque transformation d'Ève, à la vie de son copain, et à l'arrivée de Léo et de Justine. Justine est l'antithèse de sa mère, grandit en se cachant, et devient soumise à un membre de gang de rue. Ève fait alors tourner l'univers autour de son fils, qui endosse le dernier roman qu'elle a écrit. Figure parfaite pour les médias, intelligent, beau garçon, il est le narrateur du roman qui parle d'elle. L’Imposture nous plonge dans ce roman, cet univers d'identités, juxtapose le Léo narrateur de la pièce et du livre et le Léo réel, par qui sa mère vit désormais la célébrité par procuration.
Le talent de la jeune dramaturge n'est certes plus à faire ou à prouver. Le texte est sans contredit d'une grande fluidité et coule aisément, naturellement. L'un des meilleurs éléments du récit est cette critique de la complaisance, du culte du génie, la facilité au Québec d'encenser rapidement la nouveauté, et, surtout, ce qui vient d'ici. L'auteure en faisait état dernièrement dans les médias. Trop de prix, qui ne veulent plus rien dire. «Tout le monde aura sa récompense», clame à un moment le personnage de David Boutin. Il y a aussi l'omniprésence de la place de la mère chez l'enfant, la figure emblématique qu'elle projette et l'amour indéfectible qu'on lui porte. De la Chenelière a un regard lucide sur la famille et l'individu. Du fait, son récit propose énormément d'idées, de thèmes, mais voilà où le bât blesse, on reste au niveau de l’étalage. Très peu d'avenues sont réellement creusées, méticuleusement fouillées, exploitées. On fait peu de choses avec la mort des deux amis, qui semble pourtant avoir été un événement marquant. Le personnage d'Erwin Weche est totalement sous-utilisé, n’ayant que quelques phrases à dire. La supposée déchéance de Justice devient presque anecdotique, alors que l'attention se porte sur la mère et le fils. Voilà le symptôme d'une société : alors qu'avant, faire un choix entre la vie de famille ou celle, carriériste, était déchirant, on veut, aujourd'hui, tout embrasser, concilier travail et famille. Possible, mais difficile. À tout vouloir, on s'éparpille souvent.
Après Désordre public et Le pied des anges, Alice Ronfard prête son expérience à la dramaturge pour une troisième fois, à la demande du TNM. La mise en scène est de connivence avec le texte. Elle ancre l'histoire du roman dans un théâtre littéraire avec beaucoup de justesse et de doigté. On perçoit un hommage aux mots de l'auteure, qui prennent forme sur scène, par le corps des acteurs et les projections du texte sur le décor. Celui-ci représente d'ailleurs une bibliothèque gigantesque, reproduite sur deux panneaux pivotants. Les transitions sont presque aériennes, flottantes, grâce aux chorégraphies orchestrées par Ronfard - l'utilisation sporadique de quelques mouvements de danse moderne démontre tout le talent de Francis Ducharme et de Violette Chauveau et ceux-ci s’insèrent parfaitement au déroulement plus réaliste de la pièce. La vidéo, bien réalisée, nous présente quelques bouts d'entrevue d'un Léo assuré, presque arrogant, aux propos souvent pertinents. On y croit bien à ce personnage qui nous rappelle quelques récentes figures médiatiques. Certaines scènes se reproduisent en miroir et se complètent, procurant un plaisant effet de changement d’angle de vue. La direction d'acteur est forte et assurée. Violette Chauveau, dont le corps et la voix semblent se moquer éperdument du temps, apporte une crédibilité et une «adorable monstruosité» au personnage d'Ève. Francis Ducharme, de sa voix magnifique, impose sa présence, discrète ou éclatante, mais toujours de mise. Jacinthe Laguë étonne toujours par sa polyvalence, elle qui réussit à laisser toute la place au personnage qu'elle interprète, quel qu'il soit. Sophie Cadieux prête sa jeunesse à cette Justine qui se transforme sous nos yeux, sans broncher, en passant d'enfant timide à jeune femme tout aussi libérée que prisonnière, et ce, particulièrement lors d'une scène aux déhanchements peu subtils et à la jupe trop courte, qui rappelle tant de vidéoclips hip-hop. Un clin d'oeil impudique, mais sympathique, à une autre manière de plaire, qui se démarque totalement du récit initial. David Boutin, Hubert Proulx et Yves Soutières complètent avec brio la distribution.
La question fondamentale de L’Imposture est l'interrogation de l'appartenance de l'écriture à un sexe, si le fait d'être une femme brime sa liberté de s’exprimer. Alors que l’homme écrit pour plaire, la femme le fait pour s’affranchir. Et si le sentiment d’imposture venait tout d’abord du regard que l’on pose sur soi-même? Discours intéressant, mais trop de chemins pour parvenir à un réel aboutissement.