Équipe de concepteurs : Claude Cournoyer, Anick La Bissonnière, Jacques-Lee Pelletier, Marc Senécal, Michel Smith, Bethzaïda Thomas
Photo : Jean-François Gratton
Production TNM
par David Lefebvre
On ne gagne rien à s’installer dans une logique passionnelle...
Yasmina Reza, femme de lettres française, aborde et décortique, un peu comme dans Arts, l’un de ses textes mondialement connus, les civilités, les paradoxes et les limites de la socialisation et de la bienséance entre adultes, concepts inculqués par une bonne éducation occidentale. L’auteure fait ici se confronter, dans un salon de petite bourgeoisie, deux couples aux prises avec une querelle de gamins, qui s’est soldée par un coup de bâton au visage et la perte de deux incisives. Malgré la bonne volonté des deux parties, la discussion dégénère totalement, les masques tombent pour afficher en partie le réel visage de l’être violent et fourbe qui se cache encore sous notre carapace de politesse.
La metteure en scène Lorraine Pintal a réuni sur scène quatre virtuoses et a su adroitement les diriger dans ce dément huis clos. Cette comédie tout à fait contemporaine se veut une critique acide et grinçante de notre société moderne. En plus d’écorcher les mondanités hospitalières souvent forcées et de se questionner sur l'engagement social, le couple et l’origine de certains agissements au sein d’une famille, la pièce vilipende les nouvelles technologies qui briment l’intimité d’un couple, et même au-delà – exprimé ici avec douce vengeance par le cellulaire du personnage de James Hyndman, qui vient perturber à outrance les discussions en cours. Le quatuor offre toute une performance, chacun mettant le feu aux poudres grâce à de cinglantes attaques, poussées aux moments les plus inopportuns. Des alliances naissent et se défont, selon les humeurs et les propos. On s’explique, on se choque, on devient verbalement ou physiquement violent, on craque sous la pression à en vomir partout, on calme les ardeurs, on se défend, on s’enfonce dans l’hystérie, on boit pour se calmer ou pour anéantir les dernières barricades des conventions sociales et crier le fond de notre pensée la plus perfide – mais la plus véridique – qui nous habite.
Si le public a été agréablement diverti par les propos des personnages, c’est essentiellement grâce à la mise en scène soignée et au jeu impeccable de chacun des comédiens ; Anne-Marie Cadieux (Annette Reille) est craquante en femme doucement naïve totalement de bonne foi, James Hyndman (l’avocat Alain Reille), son mari, énerve drôlement avec son portable, sa capacité de s’emporter rapidement et sa position de père, qui semble prendre l’altercation des deux enfants à la légère, et Guy Nadon (Michel Houllié) démontre encore une fois son énorme talent en campant un homme de type « volcan tranquille ». Mais c’est Christiane Pasquier (Véronique Houllié) qui est au centre du ring, faisant exploser cette rencontre qui vire à l’absurde. Son personnage, la mère du petit « défiguré » qui n’en démord pas, une femme pincée aux principes radicaux mélangés à un mépris sans borne, n’en est pas à une contradiction près, et ce, au grand plaisir du public, qui la voit s’échauffer et piquer au vif le petit groupe prisonnier du salon. Le décor stylisé, en pente, conçu par Anick La Bissonnière, prend le pouls de la conversation grâce aux changements d’éclairage subtils de Claude Cournoyer. La gigantesque et magnifique fresque murale, tirée du roman graphique La chambre de l’oubli de Lino, finit par s’imposer autour des personnages.
Malgré tout, quelques réserves, provenant surtout du texte de Reza, peuvent naître au cœur des spectateurs les plus exigeants. Certes, le récit est intéressant et propose plusieurs répliques sarcastiques qui touchent leur cible. Quelques silences et murmures sous-entendus font aussi s’esclaffer l’assistance. Mais, au lieu de cette pente raide tant attendue et souhaitée qui aurait dû faire dégringoler dans un enfer outrageux les protagonistes à coup de répliques plus vicieuses et plus virulentes les unes que les autres, nous avons droit à un simple manège houleux, aux échanges souvent névrotiques ou stériles. La catharsis annoncée ne se produit donc pas entièrement. Heureusement, la qualité de la mise en scène et des acteurs élève la pièce au-delà du boulevard qu’elle aurait pu trop aisément devenir.
Tout de même, ce Dieu du carnage que nous présente le TNM est d’une belle férocité, tout aussi jouissive que subversive, dévoilant le narcissisme d'une société et toute impudicité.