Équipe de concepteurs : Myriam Blais, Jean-Sébastien Côté, Jean Hazel, Audrey Lamontagne, André Rioux
Photo : Jean-François Gratton
Production Théâtre du Nouveau Monde
par Olivier Dumas
Parmi son œuvre prolifique, le polyvalent Michel Tremblay a écrit quelques-unes des meilleures pièces du théâtre québécois depuis l’entrée fracassante de ses Belles-sœurs au Rideau Vert en 1968. Composée peu de temps après la troublante crise d’octobre 1970, À toi, pour toujours, ta Marie-Lou demeure l’un de ces bijoux indémodables, décennie après décennie. Sa relecture présentée sur les planches du Théâtre du Nouveau Monde, dans mise en scène de Gill Champagne, se révèle d’une extraordinaire puissance.
Quarante ans après sa création, le texte de cette « cantate cheap » continue d’éblouir par la quasi-perfection de sa construction dramatique, inspirée d’un quatuor à cordes de Brahms entendu au Lincoln Center de New York. Elle superpose deux tragédies parallèles d’une même famille à dix ans d’intervalle. Devenue chanteuse western dans un club de la Main, Carmen revient voir sa sœur Manon. Cette dernière, une dévote hantée par la mort dramatique de leurs parents Marie-Louise et Léopold et de leur petit frère Roger, s’est emmurée dans le silence de l’appartement de la rue De la Visitation. Entre l’affranchissement de Carmen et la victimisation de la « martyre » Manon, ce sont toutes les déchirures inimaginables d’une famille, représentée ici comme une cellule de « tu-seuls », qui remonte à la surface avec sa pauvreté économique et culturelle, son aliénation mentale, ses tabous sexuels, ses déchirements cruels sur les quelques sous de différence entre le beurre d’arachides crémeux ou croquant.
Peu de critiques ou d’exégètes du milieu théâtral ont souligné la musicalité et la brillance de la forme dans les productions écrites par Michel Tremblay, souvent des mariages prodigieux entre la structure dramatique et le propos. Dans l’intégralité des quatre-vingts minutes que durent Marie-Lou, les mots et les répliques résonnent toujours avec une force éclatante dans leur implacable vérité à traduire la souffrance humaine et l’impossible révolte qui peine à dépasser les carcans d’une société recroquevillée dans sa noire misère. Le talent du dramaturge se déploie également lorsqu’il insère par moment certaines phrases soit lumineuses, ou d’une lucidité qui résonne encore aujourd’hui malgré les transformations sociétales et culturelles du Québec. Cette pièce s’inscrit parmi les plus fulgurantes et les plus pertinentes de l’auteur avec Albertine en cinq temps, Le vrai monde et Hosanna pour son impitoyable incursion vers les abîmes de la déchéance.
Comme metteur en scène, Gill Champagne a pris des libertés heureuses avec la partition originale, notamment par le déplacement des personnages, alors que les didascalies insistent sur leur immobilité. De statues tragiques prisonnières de leur sort, les protagonistes en deviennent ainsi plus incarnés, plus imprégnés dans le récit et plus palpables dans leur douleur. La présence d’un immense bassin d’eau qui entoure la scène apporte une dimension onirique, charnelle et poétique pour exprimer visuellement la fulgurante progression d’une histoire portée par une distribution de qualité. Les actrices et l’acteur se révèlent d’une justesse incroyable, particulièrement les deux parents, interprétés avec une troublante intensité par Marie Michaud et Denis Bernard. Les deux sœurs antagonistes se complètent de manière admirable, Évelyne Gélinas d’une indicible douleur en Manon et Dominique Quesnel, lumineuse dans sa composition d’une Carmen fébrile.
Dans le quotidien français Le monde du 19 octobre 1979, la critique Paulette Godard écrivait qu’À toi, pour toujours, ta Marie-Lou « a la pureté rude d’une tragédie ». Quarante ans après sa création au Théâtre de Quat’sous, nul doute que l’œuvre de Michel Tremblay trouve encore un merveilleux écrin pour exprimer son intemporel brasier apocalyptique.