Pontagnac – tout comme le jeune Rédillon – court après toutes les femmes, dont Lucienne, qui se laisserait bien attraper par l’un ou l’autre, si son Vatelin de mari avait au moins l’intelligente initiative d’être le premier à la tromper. Il y aurait alors l’imparable excuse de la vengeance et tout le monde serait content. Mais comme on est chez Feydeau, la tromperie, en dépit des tribulations et des tripotages, ne triomphe jamais ! Faire monter le désir pour ensuite le frustrer grâce à un implacable enchaînement d’événements d’une complexité aussi folle que parfaitement logique, voilà l’art de cet auteur qui, bien avant Kafka, avait découvert que le monde était devenu trop emberlificoté pour que l’être humain puisse même espérer s’y retrouver.
Le théâtre n’est pas le théâtre s’il n’est pas aussi une fête de la folie humaine. Au TNM, Le Dindon, révélé au public montréalais par Jean Gascon en 1960 et repris en 1978 par André Brassard, incarne de façon privilégiée cet esprit à la fois brillant et festif.
Pour cette nouvelle production, Normand Chouinard, fin connaisseur de la Belle Époque et Maître-ès-Feydeau, a rassemblé une troupe d’acteurs débridés à la tête de laquelle l’éblouissant Rémy Girard fait un retour attendu sur notre scène.
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Équipe de concepteurs : Claude Accolas, Jean Bard, Normand Blais, Suzanne Harel, Geneviève Lagacé, Pierre-Guy Lapointe, Yves Morin, Jacques-Lee Pelletier
Photo : Jean-François Gratton
LE DINDON en sorties (2012)
par David Lefebvre
On disait de l’auteur Georges Feydeau qu’il était sombre, qu’il riait peu. Pourtant, cet homme de théâtre, qui brûlait la chandelle par les deux bouts, accouchera de truculentes comédies qui, une centaine d’années plus tard, ne semblent prendre aucune ride, tout en déridant un auditoire fidèle et conquis. Pensons seulement aux courtes pièces On purge bébé, Ne te promène donc pas toute nue!, ou encore à Monsieur chasse. Occupant ses moments de noctambule dans les endroits à la mode de Paris, Feydeau observe la bourgeoisie de l’époque et s’en moque éperdument sur scène, dépeignant ses travers et son ridicule. L’infidélité est souvent au cœur de son écriture, et Le dindon, qui aborde le sujet d’une manière si colorée, est inconditionnellement l’un des grands chefs-d’oeuvre vaudevillesques de cet impressionnant auteur à la plume acérée et précise.
Normand Chouinard n’en est pas à ses premiers balbutiements dans le monde de Feydeau. Comme il l’écrit avec humour dans le programme du TNM, le metteur en scène le perçoit ni plus ni moins comme une figure paternelle – professionnellement parlant. L’esprit de Feydeau l’habite, comme il l’écrit aussi : au cours de sa carrière, il jouera quelques rôles, dont dans La puce à l’oreille en 1990, et en 2004, il dirigera un heureux Hôtel du libre échange, avec une troupe hors pair. Il réunira d’ailleurs une partie de celle-ci, dont son complice de toujours Rémi Girard, puis Roger La Rue, Alain Zouvi et Violette Chauveau, ainsi que d’autres amis fidèles dont Jean-Pierre Chartrand, Véronique Le Flagais, Danièle Panneton, Linda Sorgini et Carl Béchard, qu’on avait pu voir ensemble dans Treize à table au Rideau Vert, en 2010, pour un Dindon des plus festifs et des plus amusants.
Pièce en trois actes, Le dindon est d’une efficacité comique redoutable, fonctionnant au quart de tour ; une machinerie extrêmement complexe et exigeante, où se bousculent jeux de mots, quiproquos, poursuites et visites impromptues. Visiblement, Normand Chouinard en connaît les rouages, les trucs et les astuces, et dirige ses comédiens d’une main de maître. Qui plus est, l’homme de théâtre ose une mise en scène allant au-delà des didascalies et des demandes strictes de l’auteur. Tout d’abord par quelques pas de danse et quelques chansonnettes, rappelant les musicals des années 30. Alors que l’argument et les costumes, magnifiques, de Suzanne Harel, rapportent au tout début du 20e siècle, la musique jazz, miroir de nombreuses interactions multiples et variées des personnages, concoctée par Yves Morin, nous amène, elle, plus près des années 40. Chouinard s’amuse ainsi à ne pas figer l’action à l’intérieur d’une seule et unique époque, en dégageant l’intemporalité du propos de la pièce. Ajoutons à ceci une jouissive et originale mise en abîme, qui nous montre, au lever du rideau, les comédiens en réunion catastrophe avec le directeur du théâtre qui peine à payer convenablement ses employés. Mais voilà que le ciel leur envoie peut-être un riche mécène, en ce soir de première, qui pourrait commanditer la troupe. Sans scrupule, celle-ci met bien en évidence le produit de l’homme d’affaires tout au long de la représentation. On pense alors à ces publicités en direct lors des premières émissions de télé, ou encore à L’Ouvre-boîte de Lanoux, et ses soupes Habitant (ou petits poix Le Sieur, selon la version), un texte que Chouinard et Girard avaient d'ailleurs monté chez Duceppe il y a quelques années. Un amalgame d'idées qui auraient pu alourdir une pièce proposant déjà d’abondants rebondissements, mais qui, ici, font preuve d’une jolie créativité, dépassant l’argument d’origine pour rendre un hommage tout aussi burlesque qu’attachant au boulevard et à la belle époque.
Il serait désolant de ne pas mentionner la beauté du décor, conçu par Jean Bard, qui occupe royalement la scène, grâce, ici, à un salon bien tenu et riche, là, à une chambre d’hôtel aux murs noirs, le tout surmonté de têtes de lampadaires style art nouveau parisien.
Grâce à une mise en scène tout de même classique, voire convenue, mais d’une furieuse efficacité, et à des comédiens réellement plus brillants les uns que les autres, ce Dindon propose un divertissement de haut niveau, et s'avère être un joyau de la programmation du 60e anniversaire du TNM.