Bien installé dans son lazy-boy, Roger, le poète, passe son temps à enregistrer avec une jubilation maniaque des «Bedits Discours», malmenant férocement le langage dans l’espoir de déglinguer sa vie, celle des autres et, pourquoi pas, l’univers. À ses côtés, Sophie, crâneuse, volontaire, s’étourdit avec un appétit de vivre féroce dans cet « Éden de
dead-end », lorsqu’un couple d’amis, Bernard et Mimi, envahit leur appartement. Ils ont tout perdu, gracieuseté de Bernard qui a tout englouti, lui-même le premier, dans des Niagara de vodka. Tant qu’à faire une course pour toucher le fond du baril, pourquoi ne pas tout démolir sur son passage ? Surtout qu’une victime toute rêvée s’offre à eux : Mimi, hypersensible, assoiffée d’amour, pour qui la vie est tout, sauf un jeu. Ducharme, comme toujours, perce les murs des langages pour que l’on puisse entrevoir l’infini.
Réjean Ducharme, qui tord littéralement le langage pour en révéler l’absolu qui nous échappe dans la vie, accompagne le TNM depuis plus de quarante ans. La création de HA ha !... en 1978 par Jean-Pierre Ronfard et la reprise de 1990 par Lorraine Pintal font partie des grands moments de notre compagnie.
Pour cette nouvelle production, Dominic Champagne est enfin de retour au TNM pour orchestrer ce délirant requiem pour nos idéaux perdus. Avec lui pour porter la langue jubilatoire et cruelle du plus insaisissable de nos auteurs, un quatuor de choc : Anne-Marie Cadieux et François Papineau, Marc Béland et Sophie Cadieux.
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Équipe de concepteurs : Etienne Boucher, Michel Crête, Guillaume Cyr, Michel Smith
Photo : Jean-François Gratton
par Olivier Dumas
Pour souligner ses 60 ans, le TNM revisite des pièces marquantes de son histoire. C’est ainsi que Dominic Champagne s’attaque à probablement la plus rude tragédie du répertoire québécois, Ha ha!… de Réjean Ducharme. Créée à la fin des années 1970 dans une mise en scène de Jean-Pierre Ronfard, la pièce exposait un miroir brutal d’une société en pleine décrépitude peu de temps avant l’échec indépendantiste de 1980. Trois décennies plus tard, que nous révèle cette relecture sur l’art théâtre et sur notre époque? En toute honnêteté je suis sorti déçu d’une proposition théâtrale intéressante, mais timide par rapport au potentiel cathartique d’un texte remarquable.
Dans l’œuvre ducharmienne, Ha ha!... constitue un sommet après deux romans emblématiques de la contre-culture des années 1970, L’hiver de force et Les enfantômes, qui illustraient une vision pessimiste d’un monde désespéré malgré les néologismes, les contrepèteries et autres jeux de mots distrayants au premier regard. Cette période des réalisations de l’auteur du Nez qui voque dissèque la fin des idéologies et l’incapacité des êtres d’assumer pleinement leur singularité dans une société du spectacle qui n’a pas rempli ses promesses de jouissance infinie dans la consommation.
L’histoire de la pièce démystifie le théâtre dans le théâtre, dans sa vision la plus décapante, mais aussi dans ses retranchements les plus dégradants que n’aurait pas renié un Pirandello ou un Ken Kesey. Avec ses répliques qui amalgament le joual et la fulgurance fantasmatique où émergent quelques éclairs de lucidité, la langue de Ducharme demeure autant une célébration de la puissance libératrice des mots qu’une prison servant à cannibaliser les individus qui ne se cloisonnent pas dans les artifices de la futilité et du mensonge.
Dans un immense appartement d’un certain confort et d’un kitch revendiqué, quatre individus se réunissent dans un jeu de la vérité: Sophie, une hystérique filiforme trentenaire, son mari Roger, un gras poète raté, Bernard, un gracieux taré alcoolique et sa jeune épouse Mimi, une naïve passionnée qui évoque la figure de l’inoubliable Bérénice de L’avalée des avalées. Pendant deux heures trente, tous les coups, trahisons et assassinats psychiques se côtoient dans une chorégraphie de l’érotisme et la haine transfigurée. Le spectateur devient plus qu’un voyeur, poussé lui aussi dans ses derniers retranchements.
Or, dans la mise en scène du créateur de Cabaret neiges noires et de Tout ça m’assassine, ce monde très cruel n’apparaît pas dans toute sa férocité carnavalesque. Il en ressort plutôt l’impression que ses concepteurs ont voulu évacuer cette dimension cauchemardesque déjà très palpable à la simple lecture du texte. Le résultat s’apparente plutôt à une photographie trop sage malgré ses couleurs flamboyantes et ses délires plus amusants que subversifs. Alors que dans le récit en montagnes russes se confronte un rire enchevêtré au désespoir le plus abyssal, c’est une impression d’une trop grande linéarité, et non de ruptures, qui imprègne le plateau du TNM. Pourquoi, par exemple, l’interprétation si flamboyante d’Anne-Marie Cadieux au premier acte devient presque de la figuration après l’entracte, moment où la tension qui aurait dû devenir insupportable s’essouffle légèrement. Par ailleurs, la production se conclut abruptement de manière trop confuse.
Si François Papineau et Marc Béland demeurent, sans surprise, égaux à eux-mêmes, c’est l’immense Sophie Cadieux qui éblouit parmi le quatuor d’interprètes. Duchamienne dans l’âme et dans le cœur avec ses intonations et son allure de jeune fille perdue dans une jungle rapace, cette actrice d’exception rencontre un rôle extraordinaire grâce auquel elle livre probablement la plus brillante prestation de sa carrière.
Lors d’une précédente reprise de Ha ha!... au début des années 1990 sous la gouverne de Lorraine Pintal, le redoutable Robert Lévesque écrivait que la pièce de Ducharme demeurait l’une des plus fortes œuvres du répertoire québécois, et probablement la plus dure. On aurait ainsi espéré en 2011 ressentir davantage cette révolte menaçante sous les allures bouffonnes d’antihéros qui s’alcoolisent dans le pathétique.