Dès le moment où il renonce à sa couronne, en léguant son pouvoir à ses deux aînées, le vieux roi Lear est sauvagement précipité dans un monde d’errance forcée, où les apparences sont trompeuses, où ceux qui jurent l’aimer le méprisent, où les justes ne peuvent survivre que déguisés en miséreux, où toute loi humaine est renversée par son contraire. Dans ce chaos hurlant tissé d’ingratitude, de rapacité, de violences inouïes, le vieux Lear se retrouve brutalement dépouillé de ses appuis, de sa dignité, de ses illusions, de sa raison. Dans la lande déserte cravachée par le vent, entouré de proscrits, Lear entreprend alors confusément de trouver le sens de sa propre existence. Toutes les grandes forces qui façonnent une vie humaine – le désir, les liens du sang, le pouvoir, l’usure du temps – Shakespeare les a mises à l’épreuve dans la plus moderne de ses tragédies.
Depuis sa fondation, le TNM se veut le lieu où l’on donne vie, vitalité et actualité aux grands textes qui ont illuminé l’histoire de l’humanité – dont les titanesques constructions tragiques de Shakespeare.
Pour créer un Roi Lear à la hauteur des bouleversements qui agitent notre monde, le TNM fait appel au talent magistral de Denis Marleau qui célèbre cette année les 30 ans de sa compagnie de création, UBU. Il a choisi de confier le rôle-titre à un comédien majeur aujourd’hui au sommet de son art : Gilles Renaud. Quant à la traduction, signée Normand Chaurette, elle est tranchante comme un sabre.
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Équipe de concepteurs : Angelo Barsetti, Julien Éclancher, Martin Émond, Stéphanie Jasmin, Guillaume Lachapelle, Pierre Laniel, Isabelle Larivière, Stéphane Longpré, Robert Normandeau, Marc Parent
Production TNM en collaboration avec UBU compagnie de création
par Olivier Dumas
Il y a deux siècles, le poète et essayiste anglais Charles Lamb écrivait en 1810-1811 qu’il était impossible de présenter sur une scène une tragédie de l'ampleur de King Lear de William Shakespeare. Considérée par plusieurs comme une partition injouable, cette œuvre de maturité a pourtant intéressé d’innombrables metteurs en scène ambitieux, dont Denis Marleau. Sa relecture proposée au Théâtre du Nouveau Monde, rebaptisée L'Histoire du roi Lear, intrigue et désarçonne autant par son traitement d’une froideur clinique que son univers sensoriel très envoûtant sous certains aspects.
Quatre siècles après sa création, l’histoire qui relate à l’origine un épisode de la période préchrétienne de l’élaboration de l’Angleterre s’est maintes fois transformée et adaptée à différents contextes. Par ses réécritures, elle a su trouver de nombreuses résonances à travers les époques. Sous le titre de Ran, le réalisateur Akira Kurosawa en même a proposé une vision personnelle dans le Japon médiéval. Des mises en scène remarquées de Peter Brook ou Mathias Langhoff ont fait ressortir la représentation de sociétés en pleine décadence. Denis Marleau et sa compagnie UBU s’inscrivent dans cette mouvance sociopolitique face aux enjeux contemporains. Par sa transposition dans un décor blanc aux allures d’hôpital ou de salle d’attente, l’action fait un lien avec les mauvais traitements infligés à plusieurs aînées qui ont défrayé la manchette et la maladie d’Alzheimer. Pendant deux heures et quart sans entracte, la pièce se penche sur le sort du vieux roi Lear au moment de la passation du pouvoir à ses deux filles aînées. Délaissé par ses proches, le protagoniste déchu sombre dans la folie alors que tout s’écroule autour de lui dans une lutte sans merci entre le bien et le mal.
Les nombreux admirateurs du travail scénique de Denis Marleau ne risquent pas ici de se retrouver dépaysés par cette vision singulière de la tragédie shakespearienne. L’homme de théâtre aime approfondir autant par la forme que par le fond des textes denses, ardus. Ses auteurs de prédilection (dont Thomas Bernhard) exposent des visions cauchemardesques d’une humanité claudicante dans sa barbarie. Son Roi Lear rappelle beaucoup l’approche dépouillée et radicale de son Othello, autre œuvre colossale du dramaturge anglais qu’il avait attaqué avec succès en 2007. Le plateau dégagé laisse ici une place importante aux personnages complexes qui regardent parfois l’action sur des bancs aux deux extrémités de la scène. Le texte s’écoute avec forte attention, grâce à la magnifique poésie enivrante des mots, que le doué Normand Chaurette a traduit de l’anglais. Par ses murs blancs, la scénographie crée un climat douillet, enveloppant, presque réconfortant malgré la violence des enjeux sanglants. Cet univers très esthétique et esthétisant crée une distanciation qui ravit énormément l’esprit, mais occulte beaucoup du fort potentiel émotif du drame humain vécu par un être dépouillé de ses ressources physiques et intellectuelles. Dans les productions antérieures de Denis Marleau, le mariage entre le cérébral et l’intensité des sentiments avait donné un mariage plus équilibré, entre autres, dans l’excellent Une fête pour Boris. Par ailleurs, les projections vidéo structurales d’une ville fantôme ou de jardin d’enfants, aussi jolies soient-elles, tombent parfois dans des effets décoratifs et redondants, souvent accessoires à l’intrigue.
Heureusement, les interprètes sont tous à la hauteur de la lourde tâche de donner corps et âme aux répliques de Shakespeare. Les médias ont beaucoup parlé du défi pour Gilles Renaud de rendre toutes les nuances d’une figure aussi colossale que le roi Lear. Avec sa barbe longue et grise et son allure décrépie, le comédien chevronné se révèle juste, sensible et puissant, bénéficiant de partenaires de jeu inspirés, notamment ses deux filles incarnées avec aplomb par Pascale Montpetit et Marie-Hélène Thibault. Évelyne Rompré, David Boutin et Vincent Guillaume-Otis démontrent de leur côté une fougue remarquable. Pour chacune des représentations, un acteur ou actrice de métier incarne le petit rôle du passeur, sorte de métaphore d’une pratique théâtrale qui se perpétue de génération en génération. Le soir de la deuxième première médiatique, Françoise Faucher a été d’une grande prestance et générosité pendant sa courte apparition.
En cette saison anniversaire, le TMN poursuit sa mission de reprendre des auteurs marquants de son histoire. Malgré un parti-pris qui peut en laisser plusieurs sur leur appétit, Denis Marleau et sa réappropriation de Shakespeare dans L’Histoire de roi Lear témoignent d’un désir d’ancrer son parcours dans la contemporanéité et de sortir des ornières réconfortantes si tentantes dans la reprise d’œuvres du répertoire.