Le château d’Uppsala, 1649. La terrible reine Christine, laide et séduisante, plus mâle que ses hommes de guerre, plus politique que ses diplomates, plus érudite que ses savants, fait venir dans son royaume de grisaille et de glace le philosophe français René Descartes afin qu’il lui enseigne le mécanisme des passions qui habitent l’âme et le corps humains. Tiraillée entre le masculin et le féminin, entre foi et savoir, entre la rigueur de Luther et les splendeurs du catholicisme, entre son amour pour une femme et l’État qui exige un héritier, Christine de Suède cherche la vérité, sa vérité — en dépit de la rapacité des nobles, de l’ardeur des prétendants, de la folie de sa mère et, surtout, en dépit des fulgurances de ses propres passions.
Une création de Michel Marc Bouchard est toujours un événement, d’autant plus que, pour la première fois, il aborde un grand sujet historique : la reine Christine de Suède. De sa plume généreuse, il réinvente cet être hors du commun, excessif, traversé par les grandes forces — le spirituel, le politique, le passionnel — qui façonnent le destin d’un être humain. Serge Denoncourt, dont le sens aigu de la théâtralité se déploie particulièrement dans les évocations du passé, a choisi l’électrisante Céline Bonnier pour incarner la plus incandescente des reines.
Costumes François Barbeau
Conception éclairages Martin Labrecque
Scénographie Guillaume Lord
Assistance à la mise en scène Élaine Normandeau
Photo : Jean-François Gratton
approximativement
1 h 10, première partie
entracte 20 min
50 min, deuxième partie
Tournée
Production du TNM
par Olivier Dumas
Dans une saison théâtrale, rares sont les véritables triomphes artistiques. Le sentiment de flotter sur un nuage s’est ressenti fortement à la sortie du Théâtre du Nouveau Monde où est présenté Christine, la reine-garçon, un texte de Michel Marc Bouchard magnifié par le travail de Serge Denoncourt.
La fulgurance symbolique de la production est double. Par ses enjeux, elle chevauche de manière sous-jacente le passé et le présent. En effet, si le récit théâtral traite à priori d’un passionnant sujet historique qui se déroule dans un château en Suède durant l’hiver de 1649, l’auteur n’en établit pas moins de nombreuses pistes de réflexion sur la situation québécoise actuelle.
Le dramaturge maintes fois primé reprend plusieurs de ses thèmes de prédilection qui ont fait sa renommée. Comme dans les autres joyaux de sa dramaturgie, nous retrouvons des personnages incandescents consumés par leurs passions paroxystiques. En quête d’indépendance et d’authenticité, ses héros et héroïnes doivent affronter le dédain, la haine et le rejet d’une société engoncée dans ses dogmes politiques, religieux ou moraux.
Pourtant, la seule lecture du texte ne laissait pas croire à autant de magie scénique. Tout en reconnaissant la puissance et la richesse érudite du verbe de Michel Marc Bouchard, il semble manquer sur papier la ferveur émotionnelle et la poésie toute frémissante d’une puissance cathartique qui marque au fer rouge ses plus grandes œuvres, comme Les Feluettes, Les Muses orphelines et L’Histoire de l’oie.
Par ailleurs, le premier acte de Christine reine-garçon prend un peu de temps à s’installer, mais les péripéties de cette reine à l’ambigüité affective assumée happent rapidement le public. Soutenu par un rigoureux travail de recherche fortement documentée, le récit évite fort heureusement l’approche didactique souvent tentante dans une telle entreprise.
Derrière ce tableau d’une autre époque et d’un autre continent, il se dégage de cette Christine reine-garçon un cri d’amour, de révolte et de désespoir pour un Québec moderne en perte de ses repères. La pièce parle implicitement de la dégénérescence de notre peuple, de son déni de l'histoire et de la place rachitique quant à la pertinence véritable de l’art pour les décideurs politiques et économiques. Le plaidoyer pour le droit à la différence, aux identités sexuelles marginales, à l’élévation intellectuelle et à la nécessité d’une culture savante digne de ce nom se traduit avec éclat dans les longues tirades d’une femme emblématique par son anticonformisme intrépide. Malgré un style littéraire diamétralement différent, il est possible d’établir un rapprochement avec l’écriture d’un Claude Gauvreau dans son éloge de la liberté créatrice malgré le mépris affiché par ses pairs obtus. À entendre certaines répliques des autres personnages opposés tout au long de la pièce aux idéaux de beauté défendus par la reine Christine, on croirait par moment sentir l’ombre de la pensée réductrice de certains chroniqueurs québécois très médiatisés.
Céline Bonnier livre une performance remarquable. Elle confère une dimension à la fois tragique et profondément humaine, sensible et altière à son personnage hors-norme. Ses partenaires de jeu témoignent tous d’une présence scénique aussi foudroyante. La cruauté maternelle d’une Catherine Bégin, tout aussi intense que comique, constitue un délice, tout comme l’animalité fougueuse exprimée par David Boutin et Éric Bruneau. La présence de Robert Lalonde se distingue par une vibrante sobriété.
L’un des points forts de cette production demeure la mise en scène de Serge Denoncourt, certes l’une de ses meilleures à ce jour. Sa signature confère au propos du texte une portée magistrale. Alors que ses nombreuses incursions intéressantes dans le théâtre de Michel Tremblay avaient su bien circonscrire les enjeux dramatiques intemporels du créateur de Belles-sœurs, il se surpasse ici dans son appropriation des mots douloureusement exquis et des figures torturées de Michel Marc Bouchard. Si Claude Poissant avait parfaitement transposé la sordide cruauté bestiale de Tom à la ferme, la précédente création du dramaturge, Denoncourt puise à la perfection dans la noirceur sombre, classique et élégante du texte, comme dans un tableau de Jean-Paul Lemieux. Un tableau auquel la musique originale de Philip Pinsky apporterait une ampleur sensorielle saisissante.
Le tandem Michel Marc Bouchard et Serge Denoncourt marque un grand coup avec cette toute nouvelle collaboration. Christine reine-garçon s’inscrit d’emblée parmi les plus grandes réussites récentes du TNM, dans la lignée d’Hamlet de Shakespeare et de La charge de l’orignal épormyable de Claude Gauvreau.