Jocaste : ardente épouse d’OEdipe, certes, mais aussi reine généreuse, mère aimante d’Antigone, d’Ismène et de deux garçons turbulents qui jouent un peu trop à se battre. Mère d’OEdipe ? On verra… Oui, la peste s’est abattue sur Thèbes. Oui, OEdipe, qui règne sur la cité, a pris très au sérieux l’oracle proclamant que Thèbes est souillée par le meurtrier de l’ancien roi. Mais Jocaste voit bien qu’OEdipe, aveuglé par ses obsessions, s’égare dans son enquête policière, opinion que partage le Coryphée qui, lui, a lu Freud et quelques Sherlock Holmes. Bien sûr, cela va mal finir pour Jocaste — que faire avec un mari qui tient à sa vocation de héros tragique ? — mais elle aura eu le temps de nous faire réaliser que le complexe de son époux n’a rien d’une fatalité…
Dans une langue éblouissante qui fait cohabiter sans heurts la grandeur, l’humour et l’humanité, Nancy Huston refait brillamment l’histoire d’OEdipe à la lumière de tout ce que le féminin porte de désir, de volupté et d’amour. Lorraine Pintal, qui partage avec l’auteure un irrépressible besoin de repenser du point de vue des femmes les fondements de l’imaginaire collectif, s’est entourée d’une équipe brillante où, en plus de fabuleux acteurs de Québec que l’on voit trop rarement à Montréal, se distingue en Jocaste une véritable reine de théâtre : Louise Marleau.
Chorégraphies Estelle Clareton
Costumes Sébastien Dionne
Musique Claire Gignac
Éclairages Denis Guérette
Décor Jean Hazel
Maquillages Jacques-Lee Pelletier
Assistance à la mise en scène et régie Bethzaïda Thomas
Photo Jean-François Gratton
1 h 40, sans entracte
Lundi 11 mars 19h30, Nancy Huston et Lorraine Pintal, auteure et metteure en scène du spectacle Jocaste reine, se retrouvent face à face à l'occasion d'une grande conférence pour discuter des enjeux d'écriture et du processus de création de cette oeuvre qui revisite le mythe d'Oedipe à la lumière de tout ce que le féminin porte de désir, d'intelligence et de tendresse maternelle. Donnant enfin la parole à Jocaste, reine de Thèbes, elles éclairent d’un regard neuf l’univers intime et politique d’un personnage féminin exceptionnel.
Une production du TNM et du Théâtre de la Bordée
par Olivier Dumas
Dans les tragédies grecques, la présence de Jocaste a longtemps été reléguée au second plan. Nancy Huston constitue l’une de celles à avoir voulu venger cet affront et lui redonner ses lettres de noblesse avec sa pièce Jocaste reine. Pourtant, sa relecture aux intentions féministes n’atteint pas la puissance souhaitée dans cette coproduction du Théâtre du Nouveau Monde et du Théâtre de la Bordée.
Mère et femme d’Œdipe, l’héroïne connaît une existence tumultueuse. Son aura tragique a traversé et transcendé les époques, en plus d’avoir inspiré maints dramaturges. Ses déboires familiaux demeurent connus. Frappé par la malédiction, son fils Œdipe, qu’elle a eu avec Laïus, tue son géniteur. Il épouse cette femme séduisante sans connaître son identité et les liens de sang qui les unissent. Le couple incestueux consumera sa passion pendant vingt ans, en plus de mettre au monde quatre enfants. Or une épidémie de peste envahira la ville de Thèbes, entraînant l’éclatement de la vérité empreinte de désespoir, de fureur et de mort latente.
Essayiste et romancière, Nancy Huston aime réfléchir et scruter attentivement les différents enjeux entourant le vécu des femmes. Elle a publié entre autres deux très bons essais (Passions d’Annie Leclerc, L’espèce fabulatrice) à la fois sensibles, percutants et érudits. Sa langue se veut raffinée, langoureuse et très descriptive. Mais elle n'évite malheureusement pas certaines enflures verbales. Elle tombe à l'occasion dans le moralisme ou les jugements sévères à l’égard d’autres écrivaines féministes (dont la sulfureuse Elfriede Jelinek qui passe à la moulinette pour sa vision trop noire de la société).
Sa Jocaste reine veut poser un regard contemporain sur une histoire plusieurs fois millénaire. Les mots et les phrases excluent autant que possible toute trace de passéisme ou de poussière muséale. Le texte aime aller droit au cœur des enjeux, toujours en adéquation avec son parti-pris idéologique. Avec ses qualités littéraires intrinsèques, il pose certaines interrogations pertinentes sur les rapports de force, d’égalité et de soumission entre les deux sexes ainsi que sur la conception des identités face au désir charnel et à la séduction.
Pourtant, l'approche cérébrale de cette pièce donne rapidement une impression de froideur, presque clinique dans son exécution théâtrale. Le public peut se sentir tenu à l'écart, loin et distant devant les drames qui se jouent devant ses yeux. La Jocaste de Nancy Huston prend souvent la pose, lance ses répliques qui tendent parfois vers la démonstration et l'explication. Les nombreux thèmes abordés tout au long des 105 minutes de la représentation explorent les méandres de la filiation, la volonté irréfutable de transgresser les interdits et de s’affranchir des diktats de la société conservatrice. Or, il manque la flamme rebelle, l’ébranlement des sens et une poésie tout intérieure et frémissante pour susciter notre adhésion. Par ailleurs, une autre relecture contemporaine du même mythe avait mieux harmonisé le fragile équilibre entre la ferveur, l'exploration et la réflexion : l’Espace Libre avait présenté à l’hiver 2011 le magnifique solo Jocaste de Mariana Percovich, porté par le talent et la fougue de Julie Vincent.
Dans sa perception d’artiste féministe, Nancy Huston prend plaisir à nommer et à expliciter toute pensée portant sur le corps féminin (cette référence au clitoris de femme mûre qui revient à plusieurs reprises), sur les sensations reliées aux plaisirs de la chair ou encore à l’enivrement des sens. Rien n’est laissé à l’imagination ou au mystère. Cette parole crue a même choqué certains spectateurs français qui ont été les premiers à voir la création de la pièce en 2009. Mais à trop vouloir surligner les émotions vécues par les personnages, le propos perd de sa force d’évocation tout comme son pouvoir subversif sur le réel.
Ce sentiment d’étrangeté s’accentue par les choix esthétisants de la mise en scène de Lorraine Pintal. Celle-ci a privilégié une scénographie élégante et léchée qui accroche et stimule le regard sans trop révéler des dimensions dissimulées de l’histoire. Les costumes chics et sobres apportent une touche classique à la production, alors que la musique enivrante jouée en direct par Claire Gignac chatouille agréablement l’oreille. Mais cette proposition n’atteint pas l’ébranlement foudroyant de la relecture de La Charge de l’orignal épormyable de la metteure en scène, offerte en 2009. Dans cette grande réalisation, Lorraine Pintal avait mieux creusé et transposé à la scène la violence sous-jacente et les tensions secrètes de la partition magistrale de Claude Gauvreau. Elle reste plus en surface avec la langue de Nancy Huston.
Chacun des membres de la distribution joue son rôle avec rigueur et crédibilité, même chez les personnages plus secondaires ou muets. Dans le rôle-titre, Louise Marleau se révèle remarquable de justesse et de déchirures abyssales, tout comme l’Œdipe de Jean-Sébastien Ouellette. Par ailleurs, le Coryphée d’Hughes Frenette insuffle à l’ensemble une dimension ironique assez savoureuse.
Par ses désirs revendicateurs à exprimer et témoigner de l’amour du féminin, Nancy Huston aborde le mythe de Jocaste avec un regard personnel engagé. Mais la vision exposée dans cette Jocaste reine ne laisse pas tomber tous les masques et toutes les inhibitions précieuses pour susciter une adhésion profonde et entière devant un matériau brut aussi ardent et riche en potentialité.
par Sophie Vaillancourt-Léonard (Québec, 2012)
« Tu tueras ton père et épouseras ta mère ». Rares sont ceux qui n'ont jamais entendu parler de l’histoire et du funeste destin d’Oedipe. Toutefois, si la plupart d’entre nous connaissent de près ou de loin soit le complexe freudien ou la pièce de Sophocle dont il est inspiré, combien peuvent réellement parler de Jocaste, épouse et mère d’Oedipe ? Si les auteurs grecs nous ont livré certaines bribes de son histoire, ils ont été plutôt avares de paroles à propos de ce personnage mythique et complexe.
Voilà ce à quoi Nancy Huston s’est attelée. Avec Jocaste Reine, elle donne la parole à cette reine. Huston, que l’on connaît pour ses romans, mais aussi pour ses essais, grande défenderesse et penseuse de la femme, de la maternité et de tout ce qui l’accompagne, écrit ici le miroir d’Oedipe Roi de Sophocle en se plaçant du côté féminin.
Coproduction entre le Théâtre de la Bordée et le Théâtre du Nouveau Monde, la pièce de Huston jouit d’une distribution solide. Louise Marleau en Jocaste, Jean-Sébastien Ouellet en Oedipe, Monique Mercure, dont la présence demeure toujours éblouissante, en Eudoxia, Marianne Marceau en convaincante Antigone et Maryse Lapierre en douce Ismène, sont de ceux-là.
Mise en scène par Lorraine Pintal, Jocaste Reine coule de source. Si le texte est parfois dense sans ne jamais être lourd, le décor épuré fait de bois et de bassins d’eau permet au spectateur de bien absorber le drame qui se joue devant lui. Soulignons d’ailleurs ici le coup de génie de Huston, mais également de l’acteur Hugues Frenette pour le rôle du Coryphée. Narrateur moderne devant un drame mythique, source d’humour dans l’une des plus grandes tragédies grecques, celui-ci s’assure de la compréhension des spectateurs, tant en en soulignant les points marquants de l’intrigue qu’en en relevant les incongruités. Petit vent de fraîcheur dans un déchirement humain.
Mention toute spéciale également à Sébastien Dionne pour les magnifiques costumes ainsi qu’à Claire Gignac pour la musique originale et son interprétation tout au long du spectacle.
Si, lors du soir de la première, le jeu de certains comédiens a paru maladroit, il ne fait aucun doute que Jocaste Reine gagnera rapidement en maturité, pour le plus grand bonheur des spectateurs.