Il s’appelle Bérenger, comme tous les personnages d’homme ordinaire du théâtre d'Ionesco. Ainsi, le roi Bérenger va mourir. Tout de suite. Comme lui dit la raisonnable et protectrice reine Marguerite : à la fin du spectacle. Or Bérenger, encouragé par sa seconde épouse, la folâtre et sensuelle reine Marie, cherche à nier l’évidence. Mais la nature ne lui obéit plus, son royaume rabougrit, son peuple s’étiole et la constellation royale disparaît du firmament… Bérenger a beau se révolter, mais le Médecin — aussi chirurgien, bourreau, bactériologue et astrologue — constate implacablement les étapes de sa disparition, que le Garde annonce à grands éclats de voix. Qui lui apprendra à mourir ?
Drôle, sublime, profondément humain, cet inclassable chef-d’oeuvre illumine tout le théâtre d’Ionesco par son étrange onirisme qui réussit à transmettre le choc intolérable de l’annonce d’une mort prochaine. Avec ce texte aux résonances universelles, le brillant jeune metteur en scène de Québec, Frédéric Dubois — qui fréquente Ionesco depuis le début de sa carrière — fait son entrée au TNM. Et comme l’on meurt toujours trop tôt, il a choisi pour le rôle de Bérenger un comédien débordant de toute la fougue de la jeunesse, Benoît McGinnis, qui interprétait récemment sur notre scène un inoubliable Hamlet !
Costumes Linda Brunelle
Assistance à la mise en scène Stéphanie Capistran-Lalonde
Décor Anick La Bissonnière
Conception éclairages Martin Labrecque
Conseiller dramaturgique Paul Lefebvre
Photo Jean-François Gratton / une communication orangetango
approximativement
1 h 50, sans entracte
Production TNM
par Olivier Dumas
Le roi est mort, vive le roi!
Entre deux destins de reines revisités par Michel-Marc Bouchard (Christine, la reine-garçon) et Nancy Huston (Jocaste reine), c’est le roi Béranger qui vit ses derniers instants dans le célèbre Le roi se meurt d’Eugène Ionesco au Théâtre du Nouveau Monde. À la fois glaciale et prenante, excessive et intimiste, la mise en scène de Frédéric Dubois secoue les conventions théâtrales et ose le pari de ne laisser personne indifférent.
Écrite en 1962 après que son auteur ait côtoyé la maladie de près, la pièce demeure la plus emblématique de la veine plus humaniste dans l’œuvre du dramaturge avec Rhinocéros (montée également au TNM il y a quelques années). Amorcés après un cycle d’œuvres résolument absurde et ironique, ces deux classiques exposent les dilemmes des individus aux prises avec un dépouillement de leur être et de leurs convictions profondes. Après avoir démantibulé les notions de structures et de narrations, le créateur de La Cantatrice chauve réhabilite les héros et la fable dans Le roi se meurt avec une rigoureuse unité dramatique et temporelle. Durant une heure quarante-cinq, le protagoniste principal, un roi à la fois humain et tyrannique, apprend de la bouche de la reine Marguerite qu’il va mourir à la fin du spectacle. Refusant cette réalité, il apprend lentement à accepter son sort grâce au soutien de sa maîtresse, la reine Marie, de son médecin, de sa servante Juliette et de son garde attitré.
Quelques minutes après le début de la représentation, le rideau se lève sur un immense miroir qui reflète le profil des spectateurs jusqu’au dénouement. L’idée démontre une compréhension intelligente des enjeux implicites et explicites du récit. Ainsi, le registre de l’action relève d’une relation directe et frontale avec la salle. Le roi c’est donc un peu chacun de nous, assis dans notre fauteuil à voir et à méditer sur l’inévitable fin à laquelle personne sur cette planète n’échappe.
Pourtant, la première demi-heure peine à s’imposer. Pour ses personnages, le metteur en scène a privilégié une approche caricaturale, parfois emphatique surtout pour les deux reines et le médecin. L’intention n’est pas mauvaise, mais elle empêche de saisir pleinement la vigoureuse force des répliques. La farce s’en retrouve accentuée au détriment de la tragédie latente qui gronde à l’horizon. Certains monologues manquent de nuances et créent une impression de longueur insupportable. Au fur et à mesure que l’intrigue évolue, le ton trouve mieux son équilibre entre le propos dramatique et l’humour ironique. Par contre, au moment où les personnages enchaînent leurs interventions à la vitesse de l’éclair, la tension devient d’une grande intensité et d’une urgence saisissante. Par ailleurs, ne passons pas sous silence les séquences musicales qui confèrent à la production une atmosphère de fébrilité.
Le risque de confier le rôle du roi à un acteur beaucoup plus jeune que de coutume demeure intéressant. Même si Benoit McGinnis n’atteint pas les mêmes sommets d’intensité qui ont déjà fait frémir de bonheur le public et les critiques des médias, il apporte une dimension de vulnérabilité assez prenante à son Béranger. Avec son costume sobre et sa longue chevelure, on croit apercevoir une figure christique. En Juliette, Kathleen Fortin livre une prestation remarquablement émouvante dans un registre étendu à la fois grave et comique. Les autres interprètes, Isabelle Vincent, Violette Chauveau, Patrice Dubois et Émilien Néron ont chacun leurs moments forts.
Sous la gouverne de Frédéric Dubois, la relecture visuellement chargée explore maintes avenues parfois avec bonheur, d’autres fois vers des idées moins convaincantes. Mais c’est la finale grandiose qui retient l’attention. Alors que Marguerite accompagne le roi dans son passage final vers sa mort, le plateau devient dépouillé à l’exception de nuages de fumée blanche, où seule une enseigne lumineuse de sortie transparaît. Rarement une osmose aussi fulgurante s’est créée entre la scène et la salle.
Une scène aussi prodigieuse ne s’oubliera certainement pas en quittant le théâtre. Le roi se meurt, mais la beauté de l’art perdure par-delà les guerres et la violence. L’extraordinaire Georges Orwell ne disait-il pas que « l'important, ce n'est pas de vivre, encore moins de réussir, c'est de rester humain »?