Fasciné depuis longtemps par l’oeuvre incandescente de l’ange noir de la littérature française, René Richard Cyr aborde avec Le Balcon un des plus grands textes théâtraux du vingtième siècle. À travers une théâtralité baroque, Jean Genet y propose une percutante et prophétique réflexion sur le pouvoir intime et politique des images.
Une ville est en train de tomber aux mains des révolutionnaires. Pourtant, des hommes ordinaires, au péril de leur vie, continuent d’aller au Grand Balcon, la « maison d’illusion » de Madame Irma pour réaliser leurs fantaisies sexuelles : revêtir des habits d’apparat pour s’approprier l’aura érotique que le pouvoir donne à un évêque, à un juge, à un général. Seul le chef de la police, ancien amant de Madame Irma, n’y trouve pas son compte ; aucun client ne demande à jouer son rôle. Alors que le pouvoir vacille, l’Envoyé de la Reine fait irruption au Grand Balcon ; il faut que les grandes figures de l’État se montrent dans toute leur magnificence, sinon tout est perdu. Et si, depuis le début, tout n’était qu’illusion ? Autour de Marie-Thérèse Fortin dans le rôle d’Irma, René Richard Cyr a rassemblé une distribution de haut calibre pour cette production de grande envergure afin de rendre toute l’hallucinante démesure de la plus saisissante des pièces de Genet.
Maquillage Jean Bégin
Éclairages Erwann Bernard
Musique Alain Dauphinais
Assistance à la mise en scène Marie-Hélène Dufort
Photo :Jean-François Gratton / une communication orangetango
Durée 2h sans entracte
Une production du TNM
par Daphné Bathalon
Voilà plus de trente ans que René Richard Cyr rêvait de mettre en scène Le Balcon, de Jean Genet. Et son plaisir de la mettre en scène explose littéralement sur les planches du TNM ces jours-ci. Cyr nous y propose un Balcon aussi bordélique que déconcertant. Tout y verse dans l’exubérance et la démonstration, du clinquant des décors aux costumes éclatants des personnages.
Le Grand Balcon est le bordel de madame Irma, qui préfère l’appeler « maison d’illusions ». Madame reçoit ses visiteurs dans des salons créés tout spécialement à leur intention. Tandis que dehors la colère gronde et que la révolte envahit les rues, ses clients les plus assidus continuent de s’adonner à leur vice en endossant des rôles plus grands qu’eux, ceux de l’Évêque, du Juge et du Général... S’ils n’en veulent d’abord que les parures et les titres, une fois forcés d’en assumer également les responsabilités, ils prennent peu à peu goût à leurs positions d’autorité, et, sublimés, ne veulent plus quitter leurs atours.
Pour monter sa version du Balcon, René Richard Cyr s’est entouré d’une distribution de qualité, jusque dans les plus petits rôles (dommage d’ailleurs que les excellents Simon Lacroix et Benoît Drouin-Germain aient hérité d’une si modeste part). Marie-Thérèse Fortin, sur qui repose une grande partie de la pièce, incarne une madame Irma de fer et de chair absolument brillante. Éric Bernier, en envoyé de la reine, se démarque également avec une interprétation survitaminée. Ce n’est certes pas la première fois qu’il se glisse dans la peau d’un tel personnage, mais il faut reconnaître qu’il maîtrise le style à la perfection. En deuxième partie de la pièce, il magnétise l’attention du public en entraînant résolument le spectacle à sa suite sur la pente de l’humour et de l’absurde. En Juge, en Évêque et en Général, Denis Roy, Roger La Rue et Bernard Fortin proposent quant à eux d’intéressantes incarnations de ces figures fantasmagoriques du pouvoir, mais semblent par moments engoncés dans leurs encombrants costumes.
La fiction règne en maître dans cette œuvre de Genet, où tous jouent un rôle alors que la réalité cogne avec insistance à la porte du bordel, sous les poings de révolutionnaires. Mais, sitôt que les murs du bordel s’effondrent, plutôt que d’y laisser entrer la réalité, c’est la fiction qui en sort, triomphante et avalant littéralement la révolution. Dans sa mise en scène, René Richard Cyr multiplie les illusions, mettant constamment en relief ce jeu du détail vrai dans un tableau totalement faux, et la représentation à l’intérieur même de la représentation. Un délice qu’on décortique scène après scène. Mais le metteur en scène a aussi pris le parti de l’exagération aux dépens de la nuance et des sentiments. On demeure d’ailleurs froid, même devant l’étalage des charmes de madame Irma ou devant la révolte châtrée. Si elle est flamboyante et un régal pour les yeux et l’esprit, la production laisse en effet peu de place à l’émotion. La scène finale n’atteint pas ici la force de frappe attendue.
Mise en scène et scénographie sont au diapason du texte, qui multiplie les allusions à la théâtralité. Pierre-Étienne Locas a réalisé un magnifique travail pour habiller la grande scène du TNM, tirant parti de sa taille pour mettre en boîte les salons du bordel, sortes de cubicules que des comédiens déplacent au gré des scènes. On prend ainsi plaisir à découvrir chacun de ces univers, régis par un code strict – auquel il ne faut pas déroger – et parés de miroirs dans lesquels les clients se mirent à l’infini (car comment apprécier le jeu sinon en contemplant sa propre image?). Si le ballet est joli, il entraîne néanmoins certaines longueurs en première partie, mais dès que se déploie la grande boîte que forme le bordel lui-même, et dont les murs peu à peu s’écroulent, on retombe sous le charme de la scénographie.
Bien qu’écrite il y a plus de soixante ans, Le Balcon propose une réflexion toujours pertinente sur notre société d’images et de faux-semblants. Elle nous place face au rôle de la représentation et à son effet destructeur sur ceux qui tentent de percer les murs de l’illusion et sur ceux pour qui le fantasme a pris le pas sur la réalité, comme les clients du Grand Balcon et comme les anciennes prostituées Chantal et Carmen, qui choisissent de tourner le dos à la réalité pour embrasser la fiction, au risque d’en mourir. La réflexion fait mouche, mais la production elle-même, peut-être trop enfoncée dans ces jeux d’illusion, ne nous entraîne malheureusement pas plus loin.