Dans la foulée de l’éblouissant enchantement scénique de La Belle et la Bête, Michel Lemieux et Victor Pilon engagent cette fois-ci leur savoir-faire inouï dans une exploration contemporaine du mythe d’Icare, mort pour être tombé du ciel en essayant les ailes de cire que son père, Dédale, avait conçues. Pour donner un éclairage actuel à ce mythe qui plonge ses racines dans les origines de notre civilisation, ces deux magiciens de la scène font équipe avec un des auteurs dramatiques les plus brillants de la jeune génération, Olivier Kemeid, dont les oeuvres montrent déjà une profonde connaissance des récits antiques et une bouleversante compréhension des relations père-fils.
Imaginez, de nos jours, un grand architecte, un homme comme Dédale dont les découvertes et les innovations ont changé le monde. Alors qu’il aborde un tournant crucial de sa vie, son fils Icare surgit pour le questionner : sur ses ambitions, sur ses choix, sur sa vie. Dédale préfère le confort de ses illusions et se réfugie dans ses chimères plutôt que d’affronter la vérité. Accompagnés sur scène par une mezzosoprano, Dédale et Icare se font face. Autour d’eux, grâce à la magie du virtuel, apparaissent et disparaissent les personnages et les lieux qui hantent la mémoire labyrinthique de Dédale.
Conseillère en mouvement Estelle Clareton
Musique originale Maxim Lepage
Éclairages Alain Lortie
Assistance à la mise en scène Isabelle Painchaud
Décor, accessoires et costumes Anne-Séguin Poirier
Maquillages Valérie Quevillon
Co-conception vidéo et multimédia Mathieu St-Arnaud
Photo Jean-François Gratton / une communication orangetango
Durée 1h45 sans entracte
Coproduction Lemieux Pilon 4d Art / Théâtre du Nouveau Monde
par Daphné Bathalon
L’envol d’Icare a tout brûlé, il ne reste du bois dans lequel son père, Dédale, trouve refuge que des arbres calcinés et de la cendre. Les virtuoses de l’image Michel Lemieux et Victor Pilon le transforment en un clin d’œil : la forêt devient manoir familial, loft industriel ou champ de ruines, des métamorphoses impressionnantes qui nous projettent instantanément d’un temps et d’un lieu à l’autre. Passé les premières minutes, le spectateur oublie de se questionner sur le fonctionnement des projections et se laisse transporter par leur saisissante magie, qui tantôt enferme Dédale dans son labyrinthe, tantôt fait danser Icare dans les étoiles.
Bien qu’il n’atteigne pas encore tout à fait le juste équilibre entre force du texte et puissance des projections, le tandem formé par Lemieux et Pilon réussit avec Icare là où il avait échoué avec La Belle et la Bête, leur précédente production présentée au TNM. Tandis que la surenchère d’effets faisait de l’ombre au texte de La Belle et la Bête, ici les projections lumineuses en 2D et en 3D servent l’écriture d’Olivier Kemeid de brillante façon, s’effaçant même presque totalement par moments pour laisser les deux acteurs en scène faire la démonstration de leurs talents.
Faisant montre de plus de retenue, le spectacle gagne en sensibilité et en finesse. Il faut dire que le texte de Kemeid explore les liens tortueux et torturés qui unissent Icare et son père tout en transposant magnifiquement l’antique mythe d’Icare et de sa chute. Une chute que l’histoire, telle qu’adaptée par Kemeid, ne condamne pas : Icare s’est-il tué par ambition, en voulant atteindre le soleil, par volonté de se détacher de sa condition, ou par douleur et tristesse en apprenant une vérité que son père lui avait toujours tue? L’auteur, à l’instar des metteurs en scène, laisse l’interprétation libre aux spectateurs, mais glisse de sages paroles dans la bouche d’Icare : « Que l’on se souvienne de mon ascension fulgurante et non de ma descente funeste. Ne me tuez pas une seconde fois en me résumant à ma chute. »
Pourtant, le spectacle aurait tout aussi bien pu s’intituler Dédale, tant les créateurs s’intéressent avant tout aux méandres de souvenirs, de remords et de regrets qui hantent littéralement le grand architecte. Celui-ci replonge constamment dans les moments charnières de sa vie, retournant vers les êtres aimés qu’il n’a pas su retenir ou dont il a précipité la chute (ou les deux tout à la fois). Même les projections reflètent l’univers du grand architecte : plans, structures, matériaux, dessins, tous des constructions de son propre esprit.
À plusieurs reprises, Lemieux et Pilon se jouent du plan incliné de la scène pour renforcer les effets de leurs projections, de l’envol d’Icare et de sa chute. Les illusions sont presque parfaites. Elles posent la question de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas dans ce que nous voyons sur scène et dans ce que vit Dédale. Parmi les effets les plus réussis figure l’ultime chute d’Icare, alors que son corps surgit du sol et flotte en apesanteur au-dessus de la scène, un moment de grâce magnifié par le chant de la coryphée et mezzo-soprano Noëlla Huet.
L’Icare incarné par Renaud Lacelle-Bourdon a toute la fouge de la jeunesse. Le comédien lui insuffle une énergie électrique brute qui explose en projection dans l’espace, et une vulnérabilité touchante, celle de l’enfant qui n’a pas pu trouver sa place dans le monde en grandissant. Les immenses projections sur les murs de scène et du théâtre font malheureusement parfois ombrage à sa performance. Quant à Robert Lalonde en Dédale, malgré quelques rares imprécisions avec les projections (sans doute plus marquées depuis le balcon), il porte à lui seul une bonne part du spectacle. Il offre à voir un père tourmenté, incapable de communiquer avec son fils de 25 ans, qu’il n’a jamais su aimer. Il passe sans à-coup d’une hallucination à l’autre, chacune permettant de mieux comprendre l’inextricable toile relationnelle dans laquelle Dédale et Icare, deux êtres brisés, se sont englués.
Pour son trentième anniversaire, 4D Art nous offre à voir toute l’étendue de sa maîtrise de la lumière, auprès de laquelle le spectacle ne se sera cette fois pas brûlé les ailes.