Trente ans après sa création, le chef-d’œuvre de René-Daniel Dubois bouleverse toujours. Car c’est un formidable thriller, une trouée dans l’âme humaine : les 80 dernières minutes d’un interrogatoire qui dure depuis déjà trente-cinq heures. Un prostitué, après s’être enfermé dans le bureau d’un juge, s’accuse d’un meurtre ; un inspecteur, coincé par des pressions politiques, tente de lui faire cracher les motifs de son crime. Quand l’amour et la passion s’unissent pour nous transcender, tous, sans exception, nous rêvons de suspendre le vol du temps pour rendre ces instants éternels. Dans ce texte phare de la dramaturgie québécoise, l’auteur pousse à son ultime conséquence ce désir fou de garder ces instants absolus où l’amour nous fait goûter à l’éternité.
Et au bout de ce désir… la Mort et une question : pourquoi trouver admirable qu’un homme tue pour garder pur son amour plutôt que de le faire entrer dans la vraie vie ? Attendez-vous à un duel exceptionnel d’acteurs ! Marc Béland poursuit ici le magistral travail de transmission qu’il avait entrepris dans Hamlet avec le sensible et fougueux Benoît McGinnis. Car Béland, qui joue cette fois-ci l’Inspecteur, a déjà interprété le rôle du prostitué sous la direction de l’auteur. À la mise en scène, Frédéric Blanchette, expert à survolter les atmosphères réalistes, fait une entrée remarquée au TNM.
Assistance à la mise en scène Marie-Hélène Dufort
Maquillage Angelo Barsetti
Costumes Elen Ewing
Décor et accessoires Olivier Landreville
Musique originale Yves Morin
Éclairages André Rioux
Crédit photo Jean-François Gratton
1 h 30 sans entracte
Tournées du TNM
Une production Théâtre du Nouveau Monde
par Olivier Dumas
Reprendre un classique du théâtre québécois contemporain demeure une expérience ardue. Dans les circonstances, l’actuelle production de Being At Home with Claude au Théâtre du Nouveau Monde remporte en partie son pari.
Créée au Théâtre de Quat’sous en 1985 dans une mise en scène de Daniel Roussel avec le duel Lothaire Bluteau et Guy Thauvette (dont plusieurs en gardent encore aujourd’hui un souvenir mémorable), la pièce écrite par René Daniel Dubois est désormais considérée comme un chef d’œuvre du répertoire moderne québécois. Plus grande réussite commerciale et artistique du polyvalent et controversé homme de théâtre qui s’est fait rare depuis l’inégal Bob au Théâtre d’Aujourd’hui, elle a connu par la suite une transposition remarquée au cinéma avec Roy Dupuis et Jacques Godin dans les deux rôles principaux.
La première moitié des années 1980 a été un foisonnement d’œuvres percutantes sur l’homosexualité masculine. Parallèlement au triomphe de Being…, Provincetown Playhouse, juillet 1919 de Normand Chaurette et Les Feluettes de Michel-Marc Bouchard ont marqué également l’imaginaire des publics québécois et internationaux par leurs histoires à la fois torrides et sordides. Dans le corpus de Dubois, l’homosexualité occupe pour la première fois une place bien assumée, malgré des évocations caricaturales précédemment illustrées comme dans Panique à Longueuil. Mais les enjeux dramatiques transgressent les revendications militantes pour atteindre l’universel et l’idéal de la passion absolue.
Le texte continue de bouleverser trente ans après sa naissance. Conventionnelle en apparence, l’histoire inverse les codes du genre policier alors qu’un jeune prostitué (Yves) convoque la police dans un bureau de juge pour raconter les motifs du meurtre de son amant. Pendant une heure et quarante minutes, la descente aux enfers n’épargne personne, autant le criminel, les interdits d’une société sclérosée que l’institution policière. L’urgence d’un récit rédigé en quelques jours en sol new-yorkais prend à la gorge et nous fait vivre cette course du protagoniste à travers Montréal. Elle évoque également de dures réalités admirablement explicitées dans des films gais sortis à la même époque, comme L’Homme blessé de Patrice Chéreau (autre douloureuse histoire de prostitution masculine) ou My Beautiful Laundrette de Stephen Frears.
La mise en scène de Frédéric Blanchette prend du temps à s’imposer et à rendre palpable toute cette violence latente, notamment perceptible lors de l’allusion à l’éclatement de bombes dans la métropole (premières manifestations du FLQ). Car la tension imbibe le témoignage du protagoniste comme des lames de couteau alors que toute pudeur s’esquive. Le choix de la chanson Bye Bye Baby de Janis Joplin avec sa touche country (plutôt anecdotique ici) en lever de rideaux semble inapproprié pour amorcer cette rude joute aux accents tragiques dans sa confrontation entre l’orgasme des amants maudits et la mort provocatrice comme seule issue à la pureté de l’amour. Dans les passages les plus déchirants, on se rapproche de la fatalité magistrale incarnée dans le Tristan et Isolde de Richard Wagner (surtout le duo du deuxième acte), d’autant plus que l’art opératique est souvent évoqué dans les univers de l’auteur. Plus la pièce progresse, meilleure devient l’atmosphère contraignante de ce microcosme représenté par le bureau du juge où la vérité tente d’émerger entre les lois du désir et de la morale bourgeoise. Pour sa première présence comme metteur en scène au TNM, Blanchette réussit à rendre crédibles les oppositions entre les deux hommes avec la même rigueur que dans l’une de ses précédentes oeuvres sur la dissolution d’un couple hétérosexuel, soit Le Périmètre en 2006.
L’interprétation de Marc Béland et de Benoît McGinnis manque de force durant les premières minutes. Leur débit trop rapide de l’amorce nous empêche de saisir tous les mots et toutes les intentions. Heureusement, les deux acteurs reprennent le contrôle pour nous livrer deux prestations fortes. Mais c’est McGinnis qui vole la vedette par sa composition sensible de son antihéros, autant dans la voix, les gestes maladroits du personnage que la posture. Il devient bouleversant lors du long monologue final, alors que s’installe un climat de terreur accentuée par une musique originale d’Yves Morin, judicieusement pertinente ici.
Le talent de l’acteur permet par sa seule voix sensible de nous faire voir toute la déchéance et les dimensions sordidement glauques de ses actes. La scène finale, qui se veut à priori un coup de poing à la bienséance, paraît plus ridicule que dérangeante par ses références explicites aux propos entendus plus tôt. Une telle représentation visuelle ne transcende aucunement la douleur de la plume du dramaturge.
Dans le programme du spectacle, René Daniel Dubois est présenté comme un artiste cherchant un sens entre l’art et la vie. Toujours prenant trois décennies plus tard, son Being At Home with Claude revit ici avec un certain éclat grâce à la sincérité de ses artistes. Mais son brûlant propos aurait mérité somme toute une proposition encore plus féroce.