Observateur impitoyable de son temps, Oscar Wilde a choisi l’art de la comédie où, avec l’élégance d’un assassin mondain, il fait s’entrechoquer avec brillance ce dont rêvent les jeunes filles, ce qui démange les jeunes hommes et ce qu’interdisent les mamans. Bien sûr que ça se complique toujours car « un peu de sincérité est dangereux, beaucoup de sincérité est fatal », comme l’écrivait le plus délicieux des satiristes britanniques. Bref, comment prendre son plaisir dans cette société victorienne où les bonnes manières sont si contraignantes ? Élever l’hypocrisie au rang des beaux-arts ? Et, pour demeurer sain d’esprit, mener une double vie ? Algernon est un jeune homme très bien. Son ami John aussi, en dépit de sa propension à se faire appeler Constant. John aime Gwendoline, la cousine d’Algernon, même si dans son porte-cigarette est gravé un mot d’amour d’une certaine Cecily. Mais voici qu’Algernon, décidant lui aussi de se faire passer pour Constant, entreprend d’aller faire la connaissance de ladite Cecily. Évidemment, la catastrophe est imminente, surtout que s’en mêle la redoutable Lady Bracknell, impérieuse gardienne des règles de la bonne société. Pour rendre les feux d’artifice langagiers de cette étincelante fantaisie victorienne, Yves Desgagnés, toujours merveilleusement précis et imaginatif dans ses mises en scène, a commandé une nouvelle traduction de Normand Chaurette dont l’écriture suavement ironique saura rendre la subtilité de l’humour de Wilde. Sur scène, que du bonbon : d’éminents jeunes acteurs se glisseront dans l’oisiveté de cette jeunesse dorée sous le regard amusé d’un grand comédien qui se fait trop rare sur nos scènes, Raymond Bouchard — qui jouera Lady Bracknell !
Scénographie Martin Ferland
Musique originale Catherine Gadouas
Coiffure et perruques Carol Gagné
Costumes Judy Jonker
Accessoires Julie Measroch
Maquillage Jacques-Lee Pelletier
Crédit photo Jean-François Gratton
2 h + entracte
Tournée du TNM (2015)
Une production Théâtre du Nouveau Monde
par Olivier Dumas
Avec L’Importance d’être Constant, Yves Desgagnés et son équipe présentent une lecture réjouissante, mais au traitement parfois superficiel de la brillante comédie d’Oscar Wilde au Théâtre du Nouveau Monde.
Un jour, l’écrivain anglais raconte à son ami Robert Ross la philosophie de L’Importance.« Il faut prendre très au sérieux toutes les choses frivoles, et toutes les choses sérieuses de la vie avec une frivolité sincère et étudiée ». Véritable triomphe depuis sa création en 1895, la pièce a toujours bénéficié de reprises récurrentes à travers le monde, mais jamais (ou presque) en français au Québec. Elle demeure sans conteste l’une des plus comiques du répertoire et probablement la plus réussie de son auteur par son affranchissement de la simple intrigue pour constituer « le seul authentique opéra verbal écrit en anglais » aux dires du poète W.H. Auden. Une adaptation cinématographique réussie avec Colin Firth, Reese Whiterspoon et Rupert Everett est apparue sur les écrans aux débuts des années 2000.
L’histoire traite principalement de deux histoires d’amour, Jack (Maxime Dénommée) épris de la jolie Gwendoline (Anne-Élizabeth Bossé). Le cousin de cette dernière, Algernon (Vincent Fafard), a gravé un mot d’amour dans un porte-cigarette à une Cecily (Virginie Ranger-Beauregard), par hasard la pupille de Jack. Le premier s’invente un frère jumeau et un prénom (Constant), le second part à la maison de campagne courtiser Cecily en se faisant passer pour le frère de Jack, également sous le pseudonyme de Constant.
Pendant près de deux heures, le dramaturge pose un regard ironique sur cette société bourgeoise et oisive dont il connaît parfaitement, par son statut, les grandeurs et misères. Car derrière les mots d’esprit, se dissimulent les maladresses et même les souffrances d’individus en décalage avec les codes et corsets de la rigidité victorienne. Sans être aussi incisif que la traduction de Jean-Michel Déprats, le travail de Normand Chaurette respecte l’esprit satirique de l’époque et se permet même quelques allusions à une actualité plus récente (l’adjectif « ostentatoirement » étiré avec délectation par une ironique Lady Bracknell). Les intrigues volontairement échevelées trouvent ici un écrin favorable à leur réalisation. Le texte demeure en lui-même un délice verbal avec ses réparties parfois piquantes et ses réflexions sur des mœurs qui ne prennent pas une ride. À entendre les commentaires d’un autre siècle, des similitudes s’établissent avec notre époque. Car la dimension politique imprègne l’ensemble de l’œuvre de Wilde (il a écrit, entre autres, un savoureux essai intitulé L’Âme de l’homme sous le socialisme).
Les interprètes exposent tout l’éclat, la folie et la richesse de la partition. Les prétendants menteurs et sincères, incarnés par Maxime Dénommée et Vincent Fafard, démontent toute la souplesse et l’agilité nécessaires pour mener cette dévastatrice comédie du mensonge à bon port. La Gwendoline d’Anne-Élisabeth Bossé est très cocasse et fait éclater de rire le public lorsqu’elle lance son dégoût pour le nom « Jack ». Virginie Ranger-Beauregard dévoile l’ingénuité d’une jeune fille en fleur dans l’apprentissage des choses de la vie. La plus grande surprise nous vient de la Lady Bracknell de Raymond Bouchard, qui dans son élégante robe aubergine, insuffle toute la condescendance, l’ambition et le burlesque de cette maîtresse incorrigible des convenances étriquées. Ce travestissement demeure heureusement toujours crédible. Julie Vincent démontre une justesse remarquable dans le rôle de Miss Prim, avec la rigidité de son personnage lors sa première apparition et la ferveur adéquate au moment des confidences touchantes du dénouement. Mentionnons également les prestations réussies de Patrice Coquereau et de Richard Lalancette, d’une grande précision gestuelle.
La direction artistique d’Yves Desgagné se révèle d’une surprenante rigueur dans l’enchaînement des scènes - on passe d’un salon feutré à la campagne bucolique -, dans la chorégraphie des mouvements, des postures et des déplacements de sa distribution. Les intonations prononcées par les acteurs et actrices sont crédibles avec leurs couleurs souvent pétillantes et parfois criardes, mais toujours divertissantes.
La scénographie imaginative impressionne l’œil avec, notamment, une gigantesque tasse au centre du plateau, une énorme cuillère lors des moments de dégustation de thé, une rose à longue tige et un biscuit Social Tea à la dimension aussi imposante. Pourtant, elle distrait parfois par rapport à un propos serti dans de fines dentelles. Avec Wilde, le théâtre porte en lui-même cette dualité entre la légèreté et la vérité, entre la parole intellectuelle prolifique et des protagonistes possédant tous les ressorts de la comédie de situation. Ce jeu de miroirs et de masques exige une harmonie entre les différentes couches du texte. On aurait préféré l’ajout d’un peu plus de subtilité à cette mascarade de convenances.
En dépit de la petite réserve quant au traitement, il serait impertinent de bouder son plaisir. Car l’intelligence d’Oscar Wilde mérite une plus grande place sur les scènes québécoises (avec d’autres trésors comme Salomé et Un Mari idéal). Et l’actuelle production de L’Importance d’être Constant possède plusieurs atouts dans sa manche.