Depuis plus de quinze ans, le metteur en scène Hugo Bélanger et son Théâtre Tout à Trac ont développé un langage théâtral éblouissant d’humour et d’imagination qui leur vaut depuis longtemps déjà une audience internationale, mélangeant avec ludisme les traditions théâtrales d’Orient et d’Occident. Dans un parcours théâtral où l’on croise aussi bien la princesse Turandot que le baron de Münchausen en passant par Alice et son pays des merveilles, il était dans l’ordre des choses qu’Hugo Bélanger rencontre Jules Verne, le prophète du progrès technologique qu’enthousiasmaient les découvertes scientifiques, la vitesse des trains et la puissance des steamers.
Tout commence par deux paris. Le premier : Phileas Fogg, gentleman londonien dont la vie est réglée comme une mécanique, gage la moitié de sa fortune qu’il pourra faire le tour du monde en quatre-vingt jours. Accompagné de son domestique français commodément nommé Passepartout, Fogg supporte d’ahurissantes péripéties et d’incroyables imprévus avec un flegme exagérément anglais, ne jetant qu’un coup d’œil distrait aux contrées qu’il traverse. C’est à Passepartout de se débrouiller avec tous ces pauvres gens qui n’ont pas eu la chance de naître nantis et britanniques. Et le second pari ? Un tour du monde théâtral, s’inspirant des somptueuses traditions scéniques des pays — Inde, Chine, Japon et nous en passons —, où Jules Verne promène son héros. Et pour interpréter les inénarrables Fogg et Passepartout, Benoît Gouin et Stéphane Breton s’en donnent — vraiment ! — à cœur joie.
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Conseiller dramaturgique Pierre-Yves Lemieux
Musique originale Patrice D'Aragon
Scénographie Francis Farlay-Lemieux
Masques et marionnettes Marie-Pier Fortier
Maquillage Maryse Gosselin
Accessoires Alain Jenkins
Éclairages Luc Prairie
Assistance à la mise en scène et régie Stéphanie Raymond
Costumes Marie Chantale Vaillancourt
Crédit photo Jean-François Gratton
2 h + entracte
Une création du Théâtre Tout à trac en collaboration avec le Théâtre du Nouveau Monde
par Olivier Dumas
Le Théâtre du Nouveau Monde clôt sa saison sur une note fantaisiste et ludique avec un classique indémodable, Le Tour du monde en 80 jours.
Excluant la production raffinée de Richard III de William Shakespeare, c’est la deuxième transposition d’un roman connu et célébré par la critique et le public (après l’adaptation du Journal d’Anne Frank par Éric-Emmanuel Schmitt) depuis le début de l’hiver 2015 pour l’institution de la rue Sainte-Catherine. Heureusement, cette coproduction entre le TNM et le Théâtre Tout à trac démontre une rigueur incontestable dans l’exécution scénique du livre d’aventures de Jules Verne paru en 1872.
L’œuvre a connu d’autres vies depuis sa naissance, notamment dans une formidable série animée pour les enfants dans les années 1980, un film avec Jackie Chan en 2004 et une autre version actuellement sur les planches par la troupe du Splendid de Paris. Ici, l’histoire a été ramenée en deux heures bien dynamiques entrecoupées d’un entracte.
À Londres le 2 octobre 1872, Phileas Fogg «pour qui l’imprévu n’existe pas» se rend comme à tous les jours (et toujours à la même heure) au Reform Club, un lieu snobinard qui n’accepte que les hommes fortunés de la bonne société anglaise et exclut officiellement la présence féminine en ses murs. Apprenant qu’il est désormais possible de parcourir la planète en l’espace de 80 jours, il gage une partie de sa fortune qu’il réussira cet exploit. Avec son nouveau valet de chambre Jean Passepartout et du détective sournois Fix, le flegmatique personnage part immédiatement sur la route de l’aventure. Les globetrotteurs rencontrent assez tôt la princesse Aouda qu’ils sauvent de la mort et qui les accompagne dans ce périple parsemé d’embûches.
La scène où trônent au-dessus de l’espace de jeu deux montres d’une autre époque nous permet de toujours garder en mémoire les enjeux dramatiques de cette course réglée au quart de tout. Nous nous transportons avec frénésie d’un continent à l’autre, tambour battant. L’efficacité du travail du metteur en scène Hugo Bélanger permet de s’imprégner visuellement de chacun des lieux aux allures de cartes postales. Des protagonistes souvent mélancoliques de l’écrivain du Voyage au centre de la Terre, la production en a façonné des individus impétueux, rapidement esquissés et qui perdent probablement de la nuance pour gagner en force dramatique. Elle tend vers une vulgarisation des enjeux du récit, mais sans verser dans le simplisme ou la réinterprétation trop anachronique. Par contre, l’ensemble insère certaines préoccupations plus actuelles et moins ancrées dans les mœurs de l’époque de Jules Verne, comme cette touche féministe apportée au personnage d’Aouada. Cette dernière ne se laisse jamais brimer dans ses droits, demande elle-même la main de Fogg et revendique la présence de femmes dans des lieux où elles étaient autrefois chassées comme les clubs de ses messieurs.
La signature de Bélanger s’inscrit en continuité avec ses réalisations précédentes, entre autres son ingénieuse Princesse Turandot, mariage des cultures orientales et occidentales il y a quelques années, ou encore la fable fantaisiste Peter et Alice en ouverture de saison chez Duceppe. Il poursuit dans son Tour du monde son exploration du jeu physique, parfois inspiré de la commedia dell’arte, par la présence de marionnettes et de passages d’ombres derrière un rideau. Nous passons du kathakali indien à la prestation d’une geisha japonaise, sans oublier une chanson western grivoise lors du séjour en Amérique. Parmi les scènes les plus loufoques, mentionnons l’excursion à dos d’éléphant où toute la troupe s’active et où un instrument à vent devient la trompe de l’animal, ou encore le vol cocasse en montgolfière.
Le quatuor ubiquiste composé de Patrice D’Aragon, Maude Desrosiers, Éloi Cousineau et Carl Poliquin incarne entre autres les nombreux personnages secondaires, font de la musique ou manipulent les marionnettes. Il apporte une dimension humaine et franchement rigolote à ces péripéties qui se jumellent à un sens de la théâtralité par moment artisanal.
Les interprètes principaux insufflent une énergie et une souplesse irréprochables à la partition. Le jeu brillant de Benoît Gouin évolue tout au long de la pièce, tout comme les nombreux aspects de la personnalité complexe, au début imperceptible et taciturne de son Phileas Fogg. D’un être rationnel à l’extrême et peu sensible aux sentiments d’autrui et aux siens, il apprend à s’humaniser et à jongler avec les aléas de l’existence humaine. Le Passepartout de Stéphane Breton démontre une ruse et un sens de l’honneur remarquable. Tania Kontoyanni insuffle une personnalité forte à son Aouda, à la fois féline et farouche. Carl Béchard compose un superbe détective Fix à la fois élégant, charmeur et retors. Il offre un grand numéro d’acteur.
Phileas Fogg et ses complices ont vécu mille et une épreuves et ont illustré un sens du courage et de la débrouillardise. Leur Tour du monde en 80 jours se conclut sur une note d’espoir où le bien triomphe du mal et où la bêtise individualiste s’éclipse devant la fraternité.