Dominic Champagne a révolutionné la mise en scène des grands récits mythiques avec L’Odyssée. Il nous revient avec l’oeuvre qui a révélé à l’Amérique sa propre démesure, une grande fable épique aux péripéties inouïes. Car dans cette poursuite acharnée d’un terrifiant cachalot blanc, écrite par Herman Melville au milieu du 19e siècle, se joue l’affrontement fondateur du nouveau monde : le combat titanesque entre les forces de la nature et les obsessions humaines.
Pour découvrir la vie et le monde, le jeune Ishmaël s’embarque sur le Péquod, un baleinier commandé par le redoutable capitaine Achab. À peine a-t-il le temps de faire connaissance avec l’équipage, venu de tous les coins du globe, qu’Achab annonce leur but ultime : ce ne sera pas une chasse à la baleine mais plutôt la mise à mort du monstrueux Moby Dick, qui autrefois
l’a estropié.
Normand D’Amour, qui sait si puissamment incarner l’autorité et la force, sera le capitaine Achab, à la tête d’une impressionnante troupe de comédiens, d’acrobates et de musiciens qui vous emporteront sur toutes les mers du monde à bord d’un voilier maudit.
Scénographie Michel Crête
Costumes Mérédith Caron
Éclairages Étienne Boucher
Musique Ludovic Bonnier
Conception vidéo 4U2C
Conception acrobatique Patrick Léonard et Isabelle Chassé
Accessoires Alain Jenkins
Maquillages Nathalie Gagné
Assistance à la mise en scène et régie Guillaume Cyr
Visuel Jean-François Gratton
Coproduction Théâtre du Nouveau Monde et Théâtre Il va sans dire
Sans être un chef d’œuvre théâtral, la transposition du célèbre Moby Dick d’Herman Melville au Théâtre du Nouveau Monde par Dominic Champagne et Bryan Perro (créateur de la série à succès Amos Daragon) réunit agréablement une histoire au traitement parfois spectaculaire aux soubresauts de ses figures humaines.
Roman emblématique de la littérature états-unienne, le livre paru en 1851 a suscité un engouement ininterrompu au cours des siècles subséquents. Le grand cachalot blanc auquel fait référence le titre a inspiré des adaptations cinématographiques, télévisuelles, en bande dessinée, sur les planches (dont une version par Orson Welles) et même le monde de la musique (Led Zeppelin, Nino Ferrer). Avec ses positions militantes écologiques bien affichées, Dominic Champagne avait d’emblée plusieurs concordances avec ce mythe où l’individu ne doit pas trop succomber à ses penchants de lutter contre les forces de la nature. Une perspective québécoise s’imposait, d’autant plus que l’un des mentors du metteur en scène, Victor-Lévy Beaulieu, a scruté la figure de l’écrivain dans l’un de ses plus brillants essais (Monsieur Melville). Les deux artistes en ont extirpé la dimension épique ; de plus, pour Champagne, cette pièce s’inscrit dans une continuité avec son travail sur L’Odyssée (présenté sur les planches du même lieu il y a quelques années).
L’adaptation de deux heures et trente minutes (incluant un entracte) par le duo Champagne/Perro reprend les principaux héros de la fable prophétique. Presque exclusivement masculine (à l’exception de la trop méconnue Frédérike Bédard, dont le talent demeure ici sous-utilisé), la distribution se démarque par l’unicité de la troupe. Elle s’illustre à la fois comme le tableau d’une collectivité en plus de ne pas brimer l’individualité : la plupart des interprètes se détachent du lot à un moment ou l’autre de la représentation.
Le récit initiatique, où l’endurance des téméraires est mise à rude épreuve sur le grand bateau nommé le Pequod. Par une nuit glaciale sur l’Île de Nantucket, les hommes à l’attitude virile de l’équipage rencontrent Ishmael, un jeune désargenté en quête d’aventure, et Queequed, un autre étranger. L’inquiétant Élie prévoit que le baleinier sera condamné à périr sous la fureur de Moby Dick, la créature marine qui suscite la peur et les légendes les plus folles. Mais rien n’arrête le capitaine Achad qui veut réduire en miettes ce monstre qui lui a arraché une jambe et l’a défiguré. Or, tel un duel entre David et Goliath, le combat entre les humains et le cétacé causera bien des malheurs.
Avant les premières minutes de la production, les interprètes se réchauffent sur le plateau alors que le public entre tranquillement dans la salle de la rue Sainte-Catherine. La signature de Dominic Champagne demeure ainsi perceptible. Plus que la machine imposante de L’Odyssée ou la folie mal canalisée de son Ha Ha !..., ce sont curieusement ses autres productions plus intimistes auxquelles son Moby Dick se rapproche davantage. Les éclairages évocateurs d’Étienne Boucher et l’esprit d’un groupe soudé évoquent les souvenirs du collage Tout ça m’assassine et même Cabaret Neiges noires. Car, malgré les moyens techniques considérables, certains choix artistiques plus artisanaux ou bricolés apportent une démonstration plus sensible du périple orageux. Quelques-uns de ces passages se révèlent parmi les plus forts de la soirée, notamment lors de la quasi-noyade de l’un des passagers ; le comédien exécute une très habile et saisissante chorégraphie dans un tonneau. Par la suite, les tonneaux se transforment en éléments du navire : sur chacun d’eux, une longue planche de bois est manipulée par des membres de la distribution alors que leurs partenaires de jeu, debout en équilibre fragile sur ces planches, semblent affronter les intempéries du climat. L’ingéniosité de cette séquence permet de faire ressentir les fortes vagues qui menacent de renverser l’équipage durant une tempête des mers. Ailleurs, le sang rouge vif qui émerge du décor imposant conçu par Michel Crète lors du harponnage du mammifère marin constitue une autre image forte du spectacle.
Les acteurs s’avèrent l’une des belles surprises du spectacle. Si l’Ishmael de Steve Gagnon manque de présence en première partie (en plus de sa voix enterrée par la musique), ce dernier se rattrape bien par la suite, notamment dans son émouvante finale. Normand D’Amour insuffle la souffrance et l’autorité nécessaires à son Achab, tout comme Jean-François Casabonne, impérial, rebelle et intrépide en Queequeg. La prestance de David Savard en Starbuck séduit par son éloquente sensibilité et son sens raffiné du tragique. Soulignons également la verve énergique de Sylvain Marcel en Stubb et la sobriété naturelle de Vincent Bilodeau dans différents rôles. Par contre, la comédienne-chanteuse Frédérike Bédard, qui prête son chant au monstre blanc, aurait mérité une place plus prépondérante que celle de quasi-figurante dans un ensemble de musiciens dirigé par Ludovic Bernier, le compositeur de la trame sonore originale.
Le récit se déroule sans baisse de tension, malgré un dénouement qui s’essouffle légèrement avant le drame anticipé. Le critique pourrait rechigner sur l’effacement partiel du sens philosophique au détriment de l’action, mais la présente adaptation théâtrale de Moby Dick interpelle surtout par son sens de l’imagination et la bravoure de ses protagonistes dans leurs dualités entre la lumière et les ténèbres.