À la suite du succès international des Femmes savantes transposées dans les années cinquante, Denis Marleau et Stéphanie Jasmin poursuivent leur cycle Molière avec un Tartuffe en pleine Révolution tranquille. Alors que le Québec traditionnel s’effondre et que la religion catholique, dans la foulée du concile Vatican II, abandonne l’orgue pour la guitare, les jeunes ne sont pas dupes des nouveaux habits de l’Église, alors que les parents ne savent plus à quel saint se vouer.
C’est bien le problème d’Orgon, homme respecté et père de famille exemplaire. Comme solution, il a décidé de se doter d’un guide spirituel: il a choisi un miséreux rencontré à l’église et l’a installé chez lui au grand dam du reste de la famille, à l’exception de sa vieille mère. Évidemment, Tartuffe a tôt fait de transformer la maison d’Orgon en succursale de la sacristie. Mais ce Tartuffe qui fait la leçon à tout le monde, méprisant tout bien matériel et se scandalisant du moindre décolleté, que cherche-t-il au juste ?
Avec Benoît Brière en Orgon et Emmanuel Schwartz en Tartuffe, Denis Marleau et Stéphanie Jasmin ont trouvé un tandem du tonnerre, auquel se joint Anne-Marie Cadieux en Elmire, la séduisante épouse par qui la catastrophe risque bien d’arriver…
Perruques, coiffures Rachel Tremblay
Collaboration artistique et conception vidéo Stéphanie Jasmin
Assistance à la mise en scène et coordination technique Martin Émond
Scénographie Max-Otto Fauteux
Conception des costumes Michèle Hamel
Éclairages Martin Labrecque
Musique origionale et environnement sonore Jérôme Minière
Accessiores Clélia Brissaud
Maquillages Angelo Barsetti
Photo Jean-François Gratton
Durée 1h55
Le jeudi 6 octobre, 14 h, avec Denis Marleau et Stéphanie Jasmin
Animation par Lorraine Pintal, directrice artistique et générale du TNM
Production TNM, en collaboration avec UBU compagnie de création
«Demain l’hiver, je m’en fous je m’en vais dans le sud au soleil». C’est sur un extrait de cette chanson signée Robert Charlebois que s’amorce la relecture de Tartuffe, la plus sulfureuse des pièces de Molière, par Denis Marleau. Au Théâtre du Nouveau Monde, la distribution s’impose par de remarquables prestations dans une intelligente vision contemporaine.
D’abord créée en 1664, l’œuvre devra attendre cinq années avant de connaître sa première représentation publique dans sa version définitive. Elle avait choqué par ses attaques contre le clergé, les faux dévots et l’intolérance religieuse. Elle s’inscrit dans la lignée du répertoire de cet homme de théâtre qui s’éleva, à sa manière, contre l’éducation déficiente donnée aux jeunes filles, la fausse science et l’hypocrisie de la classe bourgeoise.
D’autres Tartuffe avaient auparavant hanté les planches du TNM, notamment dans une production de 1997 orchestrée par Lorraine Pintal avec Gabriel Arcand dans le rôle-titre. Pour la présente version, Denis Marleau et sa collaboratrice Stéphanie Jasmin ont quitté le contexte du 17e siècle pour ancrer l’action dans le Québec de la fin des années 1960 en pleine Révolution tranquille. Au début du spectacle, nous voyons des projections de flocons de neige sur un tulle avec l’inscription de l’année 1969. En plus de l’air de Charlebois, les voix autoritaires au ton légèrement ecclésiastique, entre autres celles du Cardinal Léger et de Pierre Elliot Trudeau qui martèle que «le temps des folies est fini», se font entendre. Dans un décor constitué de boîtes ressemblant aux condos d’Habitat 67, des individus s’amusent, dansent et batifolent vêtus de fringues colorées.
Sur la même scène, Marleau avait précédemment transposé Les femmes savantes, du célèbre auteur, dans la France des années 1950. Au Théâtre du Rideau Vert, Michel Monty avait, quant à lui, «déménagé» les tourments du Misanthrope à notre époque, dans un luxueux hôtel du Vieux-Montréal, une autre preuve de l’acuité de l’un des dramaturges les plus présents sur les scènes québécoises avec Tremblay et Shakespeare.
Pendant deux heures et dix minutes (en plus d’un entracte), Tartuffe traite de la perfidie d’un être ambigu qui vient ébranler l’existence d’une famille exemplaire sous toutes ses coutures. Les péripéties commencent par une colère de Madame Pernelle, la mère d’Orgon, qui quitte furieuse le logis de son fils. Or, les deux se trouvent sous le joug d’un dénommé Tartuffe, un étranger hypocrite et faux pieux. Ici, l’intrus ressemble à un gourou vêtu d’une soutane et d’une longue croix à son cou, à l’image des chanteurs populaires flirtant avec le psychédélique et le nouvel âge. Malheureusement pour lui, le reste du clan ne partage pas cet engouement à son égard. Orgon décide pourtant de briser le couple de Valère et de sa fille Marianne, celle-ci devra devenir l’épouse de son nouvel ami. Grâce aux ruses de Dorine, la bonne, les deux soupirants se réconcilient. Et Tartuffe semble plus sensible aux charmes d’Elmire, l’épouse d’Orgon…
La présente mise en scène s’illustre probablement comme l’une des plus fortes et des plus éclatantes de Denis Marleau, du moins de ces dernières années. Elle conjugue autant l’esprit pétillant qui imprégnait ces Femmes savantes que la gestuelle d’une précision minutieuse et d’une drôlerie impayable (la scène entre Tartuffe et Elmire sur la table de salon) qui rappelle son travail sur Les Dialogues de Roland Dubillard au Rideau Vert l’an dernier. La gravité qui émanait de son Histoire du roi Lear de Shakespeare (aussi au TNM) surgit ici encore avec plus de fougue et d’éclat.
En plus de distiller tout au long de la représentation des traces sombres d’un présent sur le point de basculer et de perdre ses repères, la transposition audacieuse dans un Québec contemporain sert habilement le propos. Elle se déroule dans un contexte où les assises catholiques commencent à se fissurer et où une grande partie d’une génération s’éveille à la sexualité et au plaisir des paradis artificiels. Le double visage d’une figure comme Tartuffe symbolise pour certains une envie de coller aux codes de l’air du temps (la parodie de la sérénade à la guitare) ou encore de préserver certaines traditions comme pour Orgon et la grand-mère. La société dépeinte dans ce Tartuffe moderne laisse annoncer cette rupture de la vision de la femme soumise, notamment pulvérisée la même année par le Front de libération des femmes.
Les interprètes insufflent à leurs rôles des moments savoureux ou empreints d’une poignante intensité. Benoit Brière est saisissant de douleur dans la peau de cet Orgon victime des grenouillages de Tartuffe que rend avec une belle prestance Emmanuel Schwartz. La Dorine de Violette Chauveau s’avère époustouflante par son sens de la répartie, tout comme Anne-Marie Cadieux, tordante en «femme-objet» séductrice et rusée. La Mariane de Rachel Graton et le Cléante de Carl Béchard font preuve aussi d’un aplomb très appréciable.
Lors du dénouement, nous entendons le refrain de l’hymne chanté par Renée Claude, Le début d’un temps nouveau, comme sur un vinyle qui saute. Plus que des intrigues de pouvoir, cet admirable Tartuffe expose ainsi férocement un monde en plein naufrage.