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Les chaises
Du 8 mai au 2 juin 2018

Ionesco l’avait pressenti : notre monde n’est plus qu’une ahurissante prolifération d’objets et d’informations dépourvue de sens, comme ces chaises qui envahissent la scène et qui disparaîtront on ne sait où. Frédéric Dubois, qui nous avait donné un mémorable Le roi se meurt, fréquente Ionesco depuis le début de sa carrière ; il met en scène cette fois-ci l’éblouissante « farce tragique » du maître de l’absurde en s’intéressant particulièrement à la nature de ce fameux message que les personnages veulent nous communiquer.

Il a 95 ans, elle en a 94. Ils vivent seuls dans la seule maison d’une île solitaire battue par les flots. Ce soir-là, enfin, toute leur vie va enfin prendre son sens : le Vieux a un message capital à livrer à l’humanité. Ils ont invité le monde entier et, lentement mais sûrement, le monde entier débarque – littéralement – chez eux. Alors il faut des chaises, encore plus de chaises : la Vieille en apporte, puis encore d’autres, puis encore et encore d’autres. Voilà, tout le monde est arrivé, même l’Empereur. Mais comme le Vieux est dépourvu d’éloquence, il a confié son message à un Orateur, qui entre, tout de noir vêtu…

Pour cette partition qui exige chez ses interprètes une virtuosité de casse-cou, deux comédiens sans pareils : Monique Miller et Gilles Renaud.


Texte Eugène Ionesco
Mise en scène Frédéric Dubois
Avec Monique Miller et Gilles Renaud


Crédits supplémentaires et autres informations

Conception Anick La Bissonnière, Linda Brunelle, Caroline Ross, Pascal Robitaille
Assistance à la mise en scène Stéphanie Capistran-Lalonde

Mardis 19h30, mercredis au samedis 20h, certains samedis 15h

Discussion avec l'équipe du spectacle aprèes la représentation du 3e mardi

Coproduction Théâtre du Nouveau Monde et Théâtre des Fonds de Tiroirs


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Critique disponible
            
Critique

Après une adaptation audacieuse du roman L’Idiot de Dostoïevski, le Théâtre du Nouveau Monde a privilégié pour terminer sa saison l’une des œuvres scéniques les plus connues du 20e siècle : Les Chaises d’Eugène Ionesco. Surprenant, le travail de Frédéric Dubois et de son équipe rend presque toujours la frénésie et la gravité de la tragi-comédie.  






Crédit photos : Yves Renaud

Considérée comme le chef-d’œuvre de l’auteur, la pièce créée en 1952 se rapproche de ses réalisations précédentes par le langage rebelle à une certaine logique, mais innove en misant sur la place accordée aux objets, soit ici la multiplication des chaises. Pendant une heure et vingt sans entracte, un couple de vieillards vit seul dans une maison. Il convoque les meilleurs éléments de la société pour une soirée. Un à un, les invités et les invitées arrivent, personne ne les voit, tandis que les chaises s’accumulent.

La construction des Chaises proche en apparence du quotidien, « subit une situation qui la détruit irrémédiablement. (…) L’homme est montré ici comme une marionnette dérisoire, dont les fils sont mus, (…) par la puissance des choses et des mots. »1 Le traitement préconisé par le metteur en scène explore bien cette voix et ce ressort dramatique. Car pour Ionesco, la pièce révèle le vide ontologique de l’existence, mais aussi le miroir d’une conscience prise entre la nostalgie d’une jeunesse disparue et la peur d’une mort qui avance à grands pas. Dans une perspective plus large, elle symbolise une crainte du vide et de l’inaction au théâtre, en écho à cet autre monument de la même époque, En attendant Godot de Samuel Beckett.

La pièce a connu diverses productions au Québec, dont la première, au même endroit en 1976, sous la gouverne de Jean-Pierre Ronfard. Récemment, le jeune public a eu également droit à une charmante version orchestrée par le chorégraphe Pierre-Paul Savoie et la dramaturge Lise Vaillancourt. Et qui de mieux pour ce retour des Chaises au TNM que le metteur en scène qui a probablement le plus côtoyé au Québec les univers du maître de l’absurde? En effet, depuis une première relecture de La Cantatrice chauve en 1997 dans une salle exiguë de Cap-Rouge dans la région de Québec, Frédéric Dubois a plongé à de nombreuses reprises dans les eaux d’Ionesco, plus d’une fois avec La Cantatrice, mais aussi avec Le Roi se meurt qui lui a permis d’entrer par la grande porte au TNN à l’hiver 2013.

Contrairement à cette production brillante qui misait énormément sur les artifices (miroirs sur le plateau, interprètes qui se déplaçaient dans les rangées), Dubois a privilégié cette fois-ci une approche beaucoup plus sombre, principalement durant sa première moitié. L’attention est portée alors sur le duo Gilles Renaud et Monique Miller, sobre dans la majorité de leurs interventions. Si cette direction d’acteurs fonctionne la plupart du temps, elle évite malheureusement la rage ou la folie de certaines répliques. Dans L’Emporte-pièces de la saison 2017-2018 du TNM, nous pouvons lire les réflexions d’Ionesco à propos de la Vieille lorsqu’elle tient tout à coup des propos hystériques et prend un rire de « vieille putain ». « Ce jeu, tout différent de celui qu’elle a eu jusqu’à présent et de celui qu’elle aura par la suite, doit révéler (chez elle) une personnalité cachée », écrivait-il. Il est dommage de n’avoir pas permis à la comédienne chevronnée de s’illustrer, aussi brièvement soit-il, dans ce registre. Autrement, celle-ci démontre toute son habileté et son immense talent dans cette composition qu’elle habite autant de sa voix élégante et féroce que dans ses déplacements d’une grande légèreté. Après des apparitions ces dernières années au TNM (Richard III de Shakespeare, Tartuffe de Molière), l’actrice retrouve enfin un rôle majeur. Son partenaire, Gilles Renaud, dévoile lui aussi une aisance en individu à la fois mythomane et attachant. L’intérêt constant devant la proposition, dont témoignent les nombreux éclats de rire entendus tout au long de la représentation, repose en grande partie sur leurs épaules. Du début à la fin, le public vibre, s’émeut et souffre avec eux.

La conception scénique constitue également l’une des forces de cette réalisation, autant les éclairages de Caroline Ross, qui traduisent parfaitement la grandeur et le tragique du récit, que la musique mélancolique de Pascal Robitaille. La scénographie d’Anick La Bissonnière, discrète avant l’arrivée massive de rangées de chaises (ressemblant à un cimetière), s’harmonise parfaitement avec ce « cérémonial » de la mort.

L’idée de montrer des déclinaisons « plus jeunes » de la Vieille (Jasmine Daigneault, Alex-Aimé Martel et Rosalie Payotte) paraît judicieuse, tout comme l’apparition à la fin de Jean-François Guilbault en étrange personnage muet.

Lorsque Monique Miller et Gilles Renault quittent la scène dans deux glissoires quelques minutes avant le dénouement des Chaises, se dégage le sentiment que la vie demeure une fantaisie joyeuse, mais néanmoins mémorable.  

1 Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Bordas, Paris, 1991, p. 436.

14-05-2018


 
TNM
84, rue Sainte-Catherine Ouest
Billetterie : 514-866-8668 ou en ligne

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