Avec leurs personnages dévorés vifs par la passion, leurs dialogues électrisants, leur vertigineuse plongée dans la psyché humaine et leurs situations emportées, les romans de Dostoïevski constituent une formidable matière à théâtre. Étienne Lepage, cet auteur au verbe franc et à la pensée tranchante, redonne au romancier russe sa percutante oralité. Pour faire résonner toute l’ampleur de cette histoire de désir, de folie et de rédemption, Lorraine Pintal a invité la jeune et douée metteure en scène Catherine Vidal à faire son entrée au TNM.
Après avoir passé sa jeunesse en Suisse pour soigner son épilepsie, le prince Mychkine revient en Russie sans argent, sans relations, n’ayant pour lui que son titre et sa bonté confinant au surnaturel, que les gens confondent avec une sorte d’idiotie. Il s’éprend d’une femme admirée mais tourmentée, Nastassia Filippovna, qui, se considérant indigne de la beauté de l’âme du prince, s’enfuit avec le brutal Rogojine. Bien des années plus tard, le prince, même s’il est désormais amoureux de la pure Aglaïa, voudra de nouveau sauver Nastassia, mais Rogojine, son double sombre, est toujours là, aussi imprévisible, aussi passionné, aussi dangereux.
Autour de Renaud Lacelle-Bourdon, Evelyne Brochu, et Francis Ducharme, toute une nouvelle génération d’acteurs, dynamique et enflammée, s’empare de la scène du TNM sous le regard complice d’artistes émérites.
Une création d'Étienne Lepage et Catherine Vidal d'après le roman de Fiodor Dostoïevski
Texte Étienne Lepage
Mise en scène Catherine Vidal
Avec Paul Ahmarani, Denis Bernard, Frédéric Blanchette, Evelyne Brochu, Francis Ducharme, Renaud Lacelle-Bourdon, Simon Lacroix, Dominique Leclerc, Macha Limonchik, Paul Savoie, David Strasbourg, Rebecca Vachon
Crédits supplémentaires et autres informations
Conception Geneviève Lizotte, Elen Ewing, Alexandre Pilon-Guay, Francis Rossignol, Angelo Barsetti
Assistance à la mise en scène Alexandra Sutto
Mardis 19h30, mercredis au samedis 20h, certains samedis 15h
Discussion avec l'équipe du spectacle aprèes la représentation du 3e mardi
Production TNM
Depuis son entrée fracassante comme metteure en scène avec son adaptation d’un autre roman, Le grand cahier d’Agota Kristof dans la salle intime du Théâtre Prospero, Catherine Vidal accumule les critiques élogieuses et les accolades, souvent méritées. Comme première incursion sur le grand plateau du Théâtre du Nouveau Monde, son Idiot provoque bien des secousses et des émerveillements.
Considéré comme l’un des romans les plus complexes de l’écrivain russe Fiodor Dostoïevski, L’Idiot est d’abord paru en feuilleton avant sa publication en deux volumes en 1874. Tout au long de l’œuvre intégrale, qui totalise plus de 1000 pages, évoluent 36 personnages provenant de six familles distinctes. D’une durée d’environ deux heures et demie entrecoupée d’un entracte, l’adaptation d’Étienne Lepage en a gardé une douzaine de ces créatures dostoïevskiennes, caractérisées par leur incapacité à vivre leurs passions véritables dans des sociétés rigides et hypocrites. La valeur de l’argent prime sur les intentions du cœur dans des duels entre l’être et le paraître.
Le Québec est devenu familier avec ses univers. À l’hiver 2016 au Théâtre Prospero, un metteur en scène que nous ne voyons pas assez, Gregory Hlady, s’était risqué dans une transposition audacieuse d’un autre de ses textes, Le Joueur, avec, parmi la distribution, Paul Ahmarani. Notre collègue Daphné Bathalon concluait sa critique en parlant d’une «mise en scène qui prend le risque de s’éloigner du roman tout en y restant férocement fidèle». La même impression se répercute dans l’approche de Catherine Vidal. Au cours de la même saison au même endroit, une autre œuvre de maître russe, L’Homme du sous-sol avait connu une relecture scénique extraordinaire par Simon Pitaqaj, orchestrateur et interprète du solo.
L’histoire s’articule autour du prince Mychkine (Renaud Lacelle-Bourdon) désargenté, sans malice et sans véritables relations. Ce dernier revient en Russie après des années d’exil en Suisse pour soigner ses problèmes d’épilepsie. Sa rencontre avec Parfione Rogojine (Francis Ducharme), un être exubérant, entraîne des tourments amoureux autour de la femme convoitée par les deux hommes, la séduisante Nastassia Filippovna (Évelyne Brochu). Mychkine se rend ensuite chez un général (Frédéric Blanchette) dont la conjointe (Macha Limonchik) est une parente éloignée, et dont l’une des trois filles (Rebecca Vachon) semble éprouver pour lui une inclinaison sincère. Jusqu’au dénouement s’engage un combat rude et meurtrier entre le bien et le mal.
La collaboration entre Catherine Vidal et Étienne Lepage (qui avait déjà provoqué des étincelles auprès du jeune public dans Un cœur en hiver) a pris d’énormes libertés avec le matériel original. Le récit s’est déplacé dans un univers tout autre que la société russe de la fin du 19e siècle. Quant au traitement scénique, il évoque certaines productions antérieures du TNM, comme La Charge de l’original épormyable de Claude Gauvreau, que Lorraine Pintal avait monté. Dès les premières minutes de L’Idiot, le ton est donné alors que le protagoniste principal s’adresse directement à l’auditoire, avec un vocabulaire plus populaire que sa condition sociale nous le laisse croire, avant de cogner la tête sur l’un des haut-parleurs du lieu. Par ailleurs pour cette relecture, Étienne Lepage a puisé, comme matériau de base, dans la traduction d’André Markowicz, à la langue française brute marquée par une oralité loin de bien des fioritures élégantes.
Un soin particulier a été apporté aux costumes conçus par Elen Ewing, tous plus colorés les uns des autres, pigeant dans diverses époques. Macha Limonchik ressemble aux reines des films de Walt Disney. Frédéric Blanchette aurait trouvé sa place parmi les fans des Beatles, période Sgt. Pepper’s, tandis que Simon Lacroix ressemble à un petit frère de Charlie, le célèbre personnage à lunettes inventé par Martin Handford. Mais la transformation la plus comique du groupe demeure sans équivoque celle de Paul Ahmarani avec sa coupe au bol et ses vêtements sortis tout droit des années 70. Du début à la fin, le traitement visuel de la production demeure un régal pour les yeux.
Catherine Vidal signe ici l’une de ses plus audacieuses mises en scène (la plus radicale demeure toutefois, dans un tout autre registre, Je disparais d’Arne Lygre, l’automne dernier au Prospero). Elle conjugue brillamment autant le désarroi de l’antihéros, âme pure face aux bassesses et mesquineries de son entourage, que les délires fantasmatiques et décadents d’une certaine élite (principalement dans une scène en deuxième partie où la troupe danse une sorte de cha-cha-cha en revêtant des masques et en jouant avec des ballons).
La distribution s’avère à la hauteur de cet univers en constante tension. Interprète de prédilection de Vidal, Renaud Lacelle-Bourdon compose un sublime et douloureux prince. Évelyne Brochu marie un raffinement et une rébellion à cette femme bafouée, mais fière. Leurs camarades de jeu s’en tirent également toutes et tous avec honneur.
Rarement, le TNM aura sorti avec autant de succès de ses zones de confort qu’avec la fureur aussi russe que québécoise de cette production non muséale de L’Idiot.
25-03-2018