Voici la plus enlevante des tragédies de Racine par la fascination qu’exerce son personnage principal, Néron, encore jeune, mais déjà imprévisible, déjà inquiétant, déjà monstrueux. Et c’est aussi la fiction racinienne qui entrelace de façon la plus serrée les différents sujets de son récit : la brutalité d’un coup d’état, la haine entre deux frères, la tension d’un triangle amoureux, l’affranchissement d’un fils du joug de sa mère, les jeux d’influence au gouvernement et la violence glaciale d’un assassinat politique. Pour orchestrer cette symphonie de la terreur, Lorraine Pintal invite à faire son entrée au TNM Florent Siaud, jeune metteur en scène déjà reconnu ici et à l’étranger pour savoir donner éclat et force aux textes les plus denses.
Le jeune empereur Néron fait enlever Junie, la fiancée de son demi-frère Britannicus, afin qu’il n’épouse pas une descendante de l’empereur Auguste, ce qui pourrait l’amener à réclamer le trône. Pour la mère de Néron, la terrible Agrippine, c’est une trahison. Jusqu’à ce jour, elle régnait à travers son fils, mais le sentant s’éloigner d’elle, elle souhaitait renforcer en sous-main le pouvoir de Britannicus. Quant à Néron, son coup de force politique a sur lui une conséquence inattendue : en voyant Junie escortée par ses geôliers, il tombe violemment amoureux d’elle.
Sylvie Drapeau et Francis Ducharme, en Agrippine et Néron, joueront un des plus puissants affrontements de la dramaturgie classique, alors qu’Éric Robidoux et Evelyne Rompré seront les émouvants Britannicus et Junie.
Texte Racine
Mise en scène et dramaturgie Florent Siaud
Avec Marc Béland, Sylvie Drapeau, Francis Ducharme, Maxim Gaudette, Marie-France Lambert, Éric Robidoux, Evelyne Rompré
Crédits supplémentaires et autres informations
Conseil à la dramaturgie Evelyne de la Chenelière
Conception Romain Fabre, Jean-Daniel Vuillermoz, Nicolas Descôteaux, David B. Ricard, Julien Éclancher
Assistance à la mise en scène Alexandra Sutto
Mardis 19h30, mercredis au samedis 20h, certains samedis 15h
Discussion avec l'équipe du spectacle après la représentation du 3e mardi
Une production du Théâtre du Nouveau Monde
En collaboration avec Les songes turbulents, compagnie de création
Vingt-cinq ans après l’Andromaque sous la direction de Lorraine Pintal, Jean Racine (1639-1699) revient au Théâtre du Nouveau Monde. Récipiendaire de la bourse Jean-Pierre Ronfard du TNM, le prolifique metteur en scène Florent Siaud connaît grâce à son Britannicus raffiné un baptême éloquent. Sa réactualisation (sans trop d’excès heureusement) de la tragédie romaine en cinq actes ne trahit pas son propos. Malgré certains accrocs, la représentation se déroule avec plaisir, sans lourdeur et temps morts. Le mérite revient en grande partie au talent d’une distribution solide.
Tout un défi de monter à notre époque une pièce en alexandrins (1768 au total) avec un respect du texte et un traitement scénique loin d’une approche muséale! Nous nous retrouvons aussi à des années-lumière du plateau surchargé du Coriolan de Shakespeare modernisé par Robert Lepage, précédemment au même endroit. Présentée pour la première fois le 13 décembre 1669 à Paris dans une France sous la monarchie absolue de Louis XIV, la pièce Britannicus demeure la deuxième œuvre de l’auteur la plus jouée après Andromaque, notamment à la Comédie-Française. Exploration de la tyrannie et des magouilles d’accession au pouvoir, elle traite avec finesse du perpétuel combat entre le bien et le mal.
« La production surprend surtout par ses prestations d’actrices et d’acteurs, à l’aise avec cette écriture complexe, pourtant rendue ici avec naturel.
Pendant près de deux heures sans entracte, l’intrigue s’amorce alors qu’Agrippine (une sublime et impériale Sylvie Drapeau), grillant une cigarette (à base d’herbes et ne comportant aucun tabac), attend son fils, l’empereur Néron (Francis Ducharme). Sans prévenir sa mère, ce dernier a fait enlever Junie (Évelyne Rompré), la fiancée de son demi-frère Britannicus (Éric Robidoux), prétendant légitime au trône écarté par Agrippine au profit de Néron. La matriarche aura-t-elle assez d’emprise pour empêcher la rivalité entre les deux frères de tourner à la catastrophe?
Beaucoup axée sur la parole, l’exécution scénique de Florent Siaud laisse en quelque sorte en arrière-plan les aspects plus politiques de l’histoire et focalise sur les conflits personnels entre les individus. La première apparition de Néron, intégralement nu après une séance d’exercices, illustre bien ce parti-pris pour les liens intimes. Si un brillant metteur en scène comme Patrice Chéreau avait préconisé dans sa relecture d’un autre Racine (Phèdre, où le public était réparti en deux sections bifrontales) un dépouillement similaire afin d’accentuer la violence des protagonistes, Siaud privilégie quant à lui un traitement davantage en demi-teinte. Les conflits se traduisent davantage sur un ton discret, les actions brutales sont évoquées presque en sourdine.
L’orchestrateur de la partition joue bien avec les contrastes entre les personnages « furieux » (Agrippine, Néron) et « tendres » (Junie, Britannicus), pour reprendre une typologie de la tragédie du 17e siècle. L’antagonisme fraternel entre Néron et Britannicus en ressort ainsi avec plus d’éclat, tout comme les ambivalences de leurs deux gouverneurs respectifs, Burrhus (Maxim Gaudette) et Narcisse (Marc Béland). Et comme l’art racinien se caractérise par l’alternance des points de vue des protagonistes, la mise en scène répond à cette exigence avec précision. Parfois statique, elle se permet quelques audaces, entre autres par des entrées et sorties directement de la salle côté jardin.
Toutefois, les ajouts visuels – dont des projections vidéo des visages des deux frères - sont les éléments les moins pertinents de la proposition théâtrale, apportant peu à l’ensemble, autrement que des effets distrayants. Puisant dans divers registres, la conception sonore de Julien Éclencher oscille entre des choix moins intéressants (extraits de musique électronique) et d’autres, plus judicieux, surtout lorsque Néron, avec une arrogance non feinte, fredonne quelques mesures de L’Hymne à la joie de Beethoven. Ce moment laisse présager parfaitement l’horreur à venir, horreur qui nous sera racontée par Albine (Marie-France Lambert), la confidente d’Agrippine.
La production surprend surtout par ses prestations d’actrices et d’acteurs, à l’aise avec cette écriture complexe, pourtant rendue ici avec naturel. À cet effet, elle rejoint les réalisations antérieures de Florent Siaud, comme Toccate et fugue d’Étienne Lepage et Les Enivrés d’Ivan Viripaev, où nous apercevions déjà son talent prodigieux à dévoiler les tensions palpables des individus et leurs difficultés à vivre leurs passions exacerbées. En héroïne sur le point d’échouer, à la fois comme figure maternelle et comme détentrice du pouvoir, Sylvie Drapeau se révèle étincelante de rage et de désir. Sa performance s’inscrit dans la continuité de sa mémorable Élisabeth, mère du Richard III de Shakespeare, présenté également au TNM. Francis Ducharme insuffle un érotisme et une ardente intensité à son Néron despotique. Éric Robidoux compose un sublime Britannicus de candeur et de désespérance. Sa partenaire Évelyne Rompré s’illustre avec la même ferveur pour sa Junie. Dans des rôles de soutien, Marc Béland, Maxim Gaudette et Marie-France Lambert sont crédibles la plupart du temps, malgré quelques baisses de tension, surtout lorsque cette dernière ne projetait pas assez lors du terrible dénouement, amenuisant la catharsis souhaitée.
Soigné, le Britannicus du TNM se démarque par la place de choix accordée au verbe souverain de Jean Racine. Jamais poussiéreux, son classicisme sait ainsi trouver des échos à notre tumulte contemporain.
02-04-2019