Parmi les grandes créations des dernières années au TNM, les œuvres nouvelles de Michel Marc Bouchard mises en scène par Serge Denoncourt brillent d’un éclat unique, durable. On n’a qu’à penser à Christine, la reine garçon et à La Divine Illusion où le déferlement des passions brisait des destinées historiques avec la puissance de grands vents déracinant un chêne. Ce tandem artistique de haut niveau nous revient cette fois-ci avec une oeuvre appartenant à la veine plus intimiste de Michel Marc Bouchard, ces pièces à la mécanique implacable où l’auteur démêle avec une redoutable minutie les nœuds complexes qui se forment lorsque les préjugés sociaux s’enchevêtrent aux rancœurs familiales.
En thanatopraxie, Mireille Larouche est une célébrité mondiale : multimilliardaires, rock stars, rois, dictateurs, vedettes de cinéma, tous font appel à son art pour qu’une fois exposés ils n’aient l’air qu’endormis, prêts à s’éveiller. Et la voilà qui, après onze ans d’absence, débarque dans la salle d’embaumement du salon funéraire de la petite municipalité du Lac Saint-Jean où elle est née, pour s’occuper du corps de sa propre mère qui, au grand dam de la famille, vient de léguer tous ses biens à l’homme le plus haï du village.
Autour de Julie Le Breton, Serge Denoncourt a rassemblé une distribution experte dans l’art d’aller au cœur des conflits émotifs.
Texte Michel Marc Bouchard
Mise en scène Serge Denoncourt
Avec Éric Bruneau, Kim Despatis, Patrick Hivon, Julie Le Breton, Magalie Lépine- Blondeau, Mathieu Richard
Crédits supplémentaires et autres informations
Décor Guillaume Lord
Costumes Mérédith Caron
Éclairages Martin Labrecque
Conception sonore Colin Gagné
Accessoires Julie Measroch
Maquillage et coiffures Amélie Bruneau-Longpré
Perruque Rachel Tremblay
Assistance à la mise en scène Suzanne Crocker
Mardis 19h30, mercredis au samedis 20h, certains samedis 15h
Discussion avec l'équipe du spectacle après la représentation du 3e mardi
Le texte est publié chez les éditions Leméac
Une production du Théâtre du Nouveau Monde
Après leurs succès au Théâtre du Nouveau Monde dans des fresques d’autres siècles (Christine, la reine-garçon et La Divine Illusion) Serge Denoncourt et Michel Marc Bouchard reviennent pour une troisième collaboration avec une trame des plus contemporaines. Morceau de clôture de saison, La Nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé s’inscrit aisément dans le répertoire de l’un des dramaturges québécois les plus reconnus à l’international. Toutefois, cette création, malgré ses moments prenants et sa critique sociale aiguisée, ne constitue toutefois pas l’une de ses plus prodigieuses.
Les attentes demeuraient élevées après la sublime Christine et la relevée Illusion. À l’exception de ces dernières, rares ont été les créations québécoises sur les planches du TNM depuis une quinzaine d’années (mentionnons les réussites La Petite Pièce en haut de l’escalier de Carole Fréchette et L’Imposture d’Évelyne de la Chenelière). En plus des têtes d’affiche (Julie Le Breton, Patrick Hivon, Magalie Lépine-Blondeau et Éric Bruneau), La Nuit compte aussi sur des artistes chevronnés comme Guillaume Lord à la scénographie, Martin Labrecque aux éclairages et Mérédith Caron aux costumes. Un traitement visuel aussi soigné et élégant est accompagné par la conception sonore de Colin Gagné.
Pendant près de deux heures sans entracte, l’intrigue s’amorce avec le retour de Mireille Larouche (Le Breton), une célébrité dans le domaine de la thanatopraxie, dans la petite municipalité du Lac-Saint-Jean où elle a grandi. Après une absence de onze ans, celle-ci débarque dans la salle d’embaumement pour s’occuper du corps de sa mère décédée. Or, la femme qui a embelli les cadavres (et leur a même redonné une sorte de virginité) de vedettes rock, dictateurs et dirigeants religieux renoue avec ses trois frères (Hivon, Bruneau et Mathieu Richard) et sa belle-sœur (Lépine-Blondeau). Rien de chaleureux dans leurs retrouvailles! Par ailleurs, leur mère a légué tout son héritage à Laurier Gaudreault, l’être le plus détesté du village. Le secret d’enfance de la jeune Mireille, insomniaque qui se glissait dans les maisons des voisins, resurgit. La nuit en question implique un Gaudreault encore adolescent.
... la première partie du La Nuit comprend de nombreux éléments disparates, nous distrayant un peu trop du drame à venir. Or, quand les masques tombent, l’intensité attendue émerge enfin avec une émotion tangible et un ton d’une grande justesse.
Plus que Christine ou La Divine, la présente production évoque, et ce, à bien des égards, une autre des réalisations marquantes de Michel-Marc Bouchard, soit Tom à la ferme (sous la direction palpitante de Claude Poissant) par la violence exacerbée des interdits, une homophobie latente et des tabous familiaux qui menacent de retentir à nouveau. Comme avec le protagoniste de Tom, la présence de Mireille confronte le milieu à son passé et à ses drames personnels. Cette opposition entre la « revenante » et ses frérots restés dans leur patelin se répercute dans les niveaux de langage : solennel et littéraire pour elle, populaire, vociférant et vulgaire pour son « clan ».
Si le dramaturge avait judicieusement illustré des antagonismes de vocabulaire et de caractère dans Tom et surtout dans Les Muses orphelines (l’un des plus beaux joyaux de son corpus), le résultat parait plus laborieux ici. Certaines des répliques du plus jeune des frangins se perdent dans la grande salle du TNM, alors que d’autres échanges entre les personnages suscitent des rires tonitruants de l’auditoire (nous nous croyons alors presque dans une comédie de boulevard). Entre les remarques futiles de la belle-sœur et les envolées de son conjoint (Hivon) sur le manque d’engagement et l’individualisme de la génération montante, la première partie du La Nuit comprend de nombreux éléments disparates, nous distrayant un peu trop du drame à venir. Or, quand les masques tombent, l’intensité attendue émerge enfin avec une émotion tangible et un ton d’une grande justesse. Car derrière ces enjeux plus intimes (autour de la famille, thème de prédilection chez l’auteur) surgissent des marques d’intolérance d’une communauté trop repliée sur elle-même. Lorsque Mireille relate les événements tragiques survenus trente ans plus tôt, le récit devient palpitant, à la hauteur de Tom ou de Muses.
Efficace, la mise en scène de Serge Denoncourt n’étonne toutefois pas autant que dans ses deux précédentes incursions chez le dramaturge. Soulignons heureusement une exécution musicale des plus éloquentes, avec ses séquences grandioses et frémissantes.
Cette Nuit rejaillit beaucoup grâce à ses interprètes talentueux. Julie Le Breton insuffle beaucoup de résilience, de raffinement et de ferveur à sa Mireille, confrontée à son destin. Habitué aux univers douloureux de Bouchard (dont une prestation mémorable dans Tom à la ferme), Éric Bruneau compose avec éclat un homme torturé, meurtri par un monde sans pitié, tout comme son partenaire de jeu Patrick Hivon. Magalie Lépine-Blondeau surprend quant à elle en une épouse matérialiste dont l’image folichonne se fissure devant l’inévitable. Plus en retrait de l’histoire, Mathieu Richard et Kim Despatis (en jolie thanatologue) ne demeurent pas moins crédibles.
Pas aussi finement élaborée que les œuvres mémorables de Michel Marc Bouchard (souvent complexes) et à l’équilibre encore fragile, La Nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé laisse néanmoins des empreintes de réflexion et de sensibilité dans une société encore trop souvent engourdie.
20-05-2019